vendredi 20 avril 2012

Cattivita alta

"Comment expliquer que ce soit précisément vivre, quoi que j'aie à vivre, qui constitue ma plus grande peur ? Comment expliquer que je ne supporte pas de voir, uniquement parce que
la vie n'est pas telle que je croyais mais tout autre-comme si j'avais su, avant, ce qu'elle était ! Pourquoi est-ce-que voir entraîne un tel bouleversement ? Et une désillusion. Mais désillusion de quoi ? Si, sans toutefois le sentir, je tolérais mal mon organisation à peine construite ? Peut-être la désillusion vient-elle de ne plus appartenir à un système. Mais cela devrait alors se dire ainsi : il est très heureux parce qu'il a enfin perdu ses illusions. Ce que j'étais avant ne m'était pas bon. Mais c'est à partir de ce pas-bon que j'avais construit le meilleur : l'espoir.
J'avais, avec mon propre mal, créé un bien à venir. La peur maintenant c'est que mon nouveau système n'ait pas de sens. Mais pourquoi est-ce que je ne me laisse pas guider par tout ce qui va désormais se produire ? Me voici obligée de courir le risque sacré du hasard. Obligée de remplacer le destin par la probabilité.
Les découvertes de l'enfance se feraient comme dans un laboratoire ou l'on trouve ce que l'on devait trouver ? Et c'est à l'âge adulte que j'aurais pris peur et créé la troisième jambe ? Mais aurais-je aujourd'hui, que je suis adulte, ce courage d'enfant qu'il faut pour se perdre ? Se perdre signifie chercher sans relâche, sans savoir quoi faire de ce qu'on pourra trouver. Avec les deux jambes qui se déplacent mais sans la troisième qui assure.
Or je veux être captive. Je ne sais que faire de cette liberté épouvantable qui peut me détruire. Étais-je plus contente, pourtant du temps ou j'étais captive ? Ou bien y avait-il, et il y avait, cette chose sournoise et inquiète dans ma routine de prisonnière ? ... Je sais qu'il me faudra prendre bien des précautions pour ne pas utiliser une de ces troisièmes jambes qui me poussent aussi facilement que de la mauvaise herbe, et pour ne pas appeller cette jambe de protection une "vérité". Clarice Lispector (1978), La passion selon G.H., trad. brésilienne. Claude Farny, Paris, Éd. Des femmes. and Art et Temples Maya, Palenque, Mexique, 2011.