dimanche 22 mai 2011

Le vice consul

"- Venez avec nous maintenant, dit Anne Marie Stretter ... - Quelques fois nous allons au Blue Moon boire une bouteille de champagne, vous voulez bien ? - Comme vous voudrez ! - Oh je sais pas si j'ai bien envie d'aller au Blue Moon ce soir, dit-elle. Charles Rossett fait un effort mais n'arrive pas à cacher l'image du vice consul marchant le long du Gange, qui tombe sur les lépreux endormis, se relève en hurlant, sort de sa poche quelque chose d'effrayant... fuit, fuit. - Ecoutez ... dit Charles Rosset. - Non, il ne crie plus. Ils écoutent, ce ne sont pas des cris, c'est un chant de femme, ça vient du boulevard. A bien écouter on doit crier aussi mais beaucoup plus loin, bien au-delà du boulevard où devrait se trouver encore le vice consul. A bien écouter tout crie doucement mais loin, de l'autre coté du Gange ... - Ne vous en faites pas, il sera rentré maintenant. - Nous ne nous connaissons pas, dit Michael Richard. D'où vient-il ? Il n'habite pas Calcutta. Il y vient pour la voir, rester auprès d'elle. C'est près d'elle qu'il désire être. Il est un peu moins jeune qu'il n'aurait cru "... Marguerite Duras (1966), "Le vice consul", Ed. L'imaginaire, Gallimard. and Auguste Rodin, La valse.

vendredi 13 mai 2011

Silent remained

"Dans ce temps là encore obscur, Fénelon entendit parler de Mme Guyon qui a fait depuis tant de bruit dans le monde, qu'elle y est trop connue pour que je m'arrête à elle en particulier. Il la vit . Leur esprit se plut l'un à l'autre, leur sublime s'amalgama. Je ne sais s'ils s'entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle qu'on vit éclore d'eux dans les suites; mais ils se le persuadèrent, et la liaison se forma entre eux. " (Saint Simon )

Tout est merveilleusement juste dans ce croquis :" leur sublime s'amalgama", " je ne sais s'ils s'entendirent bien clairement dans ce système et cette langue nouvelle ...", la remarque sur le trop de bruit que Jeanne fait ou qu'on fait autour d'elle, le soupçon de désinvolture sinon de mysoginie qui fait écrire à Saint Simon qu'il refuse de "s'arrêter à elle en particulier". Tout est merveilleusement juste, sauf peut-être le "il la vit". Car, à lire leur correspondance, c'est elle qui le vit et l'entraîna, pour s'y amalgamer, dans le sublime "... Julia Kristeva (1983), Un pur silence: la perfection de Madame Guyon in Histoires d'amour, Denoël. and P-M. Masson (1907), François Fenelon et Jeanne Guyon , Hachette ... and Edoli, via del Pellegrino.

jeudi 5 mai 2011

Neither

A NOURRICE. - Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle pleure ; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle Tybalt ; et puis elle crie : Roméo ! et puis elle retombe.

- Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier, l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son cousin !... Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce squelette est logé mon nom ; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux repaire ! (Il tire son poignard comme pour s'en happer la nourrice le lui arrache.) LAURENCE. - Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. ô femme disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait homme et femme, tu m'as étonné !... Par notre saint ordre, je croyais ton caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! tu veux tuer la femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide ; ton amour ce tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais fait voeu de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en est chez toi que le guide égaré : comme la poudre dans la calebasse d'un soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de te défendre. Allons, relève-toi, l'homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure : n'es-tu pas heureux ? Tybalt voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt : n'es-tu pas heureux encore ? La loi qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil : n'es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde, prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta bien-aimée, comme il a été convenu : monte dans sa chambre et va la consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne pourrais plus gagner Mantoue ; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage, réconcilier vos familles, obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. Tu reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé au départ... Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous sont accablés les disposera vite au repos... Roméo te suit." William Shakespeare (1599), Romeo et Juliette , Scène III. and Les amants de Verone.

lundi 2 mai 2011

My only love, my only hate

"On assimile souvent le couple Roméo et Juliette à Tristan et Iseult, pour y voir la démonstration d'un amour contrarié par les règles sociales; pour souligner comment le couple est maudit et détruit par la chrétienté qui étouffe la passion au sein du mariage; pour y chercher la révélation de la mort qui domine au coeur de la jouissance amoureuse. Le texte Shakespearien comporte, avec tout cela, un élément plus corrosif encore, que son art de l'ambiguité et du renversement des valeurs manie avec une magie insidueuse au sein même de la plus intense glorification amoureuse. Qu'à travers le sexe c'est la haine qui triomphe : voilà ce qui saute aux yeux et aux oreilles à travers les premières pages du texte ... On est déjà préparé à la réplique de Roméo qui qualifiera l'amour de "folie la plus raisonnable" (I, 1, 184), voire de "brutal, rude, violent ! Il écorche comme l'épine" ( I, IV, 25-26) ... Mais c'est Juliette qui trouve les formules les plus intenses pour indiquer que cet amour est étayé par la haine ... Mais plus profondément, c'est d'une haine à l'origine même de l'élan amoureux qu'il semble s'agir. D'une haine préexistant au voile de l'idéalisation amoureuse. Notons que c'est une femme, Juliette, qui en a l'inconscience la plus immédiate, la lucidité la plus somnanbulique ... C'est Juliette elle-même qui formule franchement : "My only love sprung from my only hate" ( I, V , 136).
Julia Kristeva (1983), Histoire d'amour, Denoël. and James Pradier, Satyre et Bacchante, Musée des Beaux Arts , Lille.