mardi 19 juillet 2011

Lonely look

"Mais c'est quoi cette obsession de Bice ? Ne pourrais-tu pas photographier autre chose ? C'était la question qu'il entendait continuellement, venant de ses amis et d'elle aussi. - Il ne s'agit pas simplement de Bice, répondait-il. C'est une question de méthode. Quelque soit la personne ou la chose, qu'on décide de photographier, on doit continuer à la photographier toujours, uniquement celle-là à toutes les heures du jour et de la nuit. La photographie n'a de sens que si elle épuise toutes les images possibles.Mais il ne disait pas ce qui lui tenait certainement le plus à coeur: saisir Bice dans la rue quand elle ne savait pas qu'il la voyait, la tenir sous le tir d'objectifs cachés, la photographier non seulement sans se faire voir, mais sans la voir, la surprendre telle qu'elle était en l'absence de son regard, de n'importe quel regard. Non qu'il voulut découvrir quelque chose en particulier; il n'était pas quelqu'un de jaloux dans le sens courant du terme. C'était une Bice invisible qu'il voulait posséder, une Bice absolument seule, une Bice dont la présence supposât sa propre absence et celle de tous les autres . Qu'on pût la définir ou pas comme de la jalousie, c'était en tous cas une passion difficile à supporter. Bice le quitta bientôt." Italo Calvino (1949), , L'aventure d'un photographe, in "Aventures", trad. fr. Ed. du Seuil, 1969. and Auguste Rodin, Torse de femme.

jeudi 7 juillet 2011

Sweet travel

"Je m'aperçois que, roulant vers Y., ce que je désire le plus ce n'est pas de trouver Y. au terme de mon voyage : je veux que Y. roule vers moi, voilà la réponse dont j'ai besoin, c'est-à-dire que j'ai besoin qu'elle sache que moi je roule vers elle mais dans le même temps j'ai besoin de savoir qu'elle roule vers moi. L'unique pensée qui me réconforte est également celle-là même qui me tourmente le plus : que si Y. roule en direction de A., elle aussi, chaque fois qu'elle verra les phares d'une auto qui roule vers B., se demandera si c'est moi qui roule vers elle, et elle désirera que ce soit moi, et ne pourra jamais en être sûre. Là, maintenant, deux voitures qui vont en sens opposé se sont trouvées pour une seconde flanc contre flanc, une vive lueur a illuminé les gouttes de pluie et le bruit des moteurs s'est fondu comme en un brusque souffle de vent : peut-être était-ce nous, ou si vous voulez il est certain que moi-même j'étais moi, si cela signifie quelque chose, et l'autre ce pouvait être elle, c'est à dire celle dont je voudrais que ce soit elle, son signe à elle où je veux la reconnaître, bien que ce soit précisément le signe même qui me la rend non reconnaissable.Rouler sur l'autoroute est la seule façon qui nous reste, à moi et à elle, pour exprimer ce que nous avons à nous dire, mais nous ne pouvons pas nous le communiquer ni non plus en recevoir communication aussi longtemps que nous roulons. Sans doute je me suis mis au volant pour arriver chez elle le plus vite possible; mais plus j'avance, plus je me rend compte que le moment de mon arrivée ne sera pas la véritable fin de mon voyage. Nos retrouvailles, avec tous les détails inessentiels que comporte une scène de retrouvailles, le minutieux filet de sensations, de significations, de souvenirs qui se déploierait devant moi- la pièce avec le philodendron, la lampe en opaline, les boucles d'oreille- et les choses que je dirais, certaines à coup sûr de travers, ou équivoques, et les choses qu'elle dirait à son tour de manière probablement déplacées ou qui du moins parfois ne seraient pas celles à quoi je m'attendais, et tout le déroulement d'imprévisibles conséquences que chaque geste ou chaque mot comporte, mettraient autour des choses que nous avons à nous dire, ou mieux que que nous voulons nous entendre dire, un nuage parasite tel que la communication déjà difficile, s'en trouverait encore plus dérangée, étranglée, ensevelie comme sous une avalanche de sable." Italo Calvino (1949), L'aventure d'un automobiliste, in "Aventures", trad. fr., Editions du Seuil, 1969. and Hans Hartung.

mercredi 6 juillet 2011

Freestyle

"Alors je nage ! Delia se laissa glisser hors du canot, s'en écarta; elle nageait dans ce lac outerrain et son corps semblait tantôt blanc (comme si cette lumière l'avait dépouillé de toute couleur propre), tantôt du même bleu que la nappe d'eau. Usnelli avait cessé de ramer; de nouveau, il retenait son souffle. Pour lui, l'amour de Delia, ç'avait toujours été cela: s'aventurer dans un monde au-delà de la parole, comme dans le miroir de cette grotte. Du reste, dans tous ces poèmes, il n'avait jamais écrit un vers d'amour: pas un seul. -Approche, fit Delia. En nageant, elle avait retiré le petit bout d'étoffe qui lui recouvrait la poitrine; elle le lança sur le canot. - Une seconde ! Elle défit aussi l'autre morceau de tissu, noué autour de ses hanches, et le tendit à Usnelli. Maintenant, elle était nue. On ne distinguait pas la peau plus claire des seins et des hanches, car il émanait de son corps tout entier une lueur bleutée, de méduse. Delia nageait sur le coté, avec des mouvements indolents, le visage (une expresion figée, un peu ironique, de statue) toujours au ras de l'eau; de temps en temps se dessinait la courbe d'une épaule ou la ligne douce du bras allongé. L'autre bras, avec avec des mouvements de caresse, couvrait et découvrait le sein dressé tendu à la pointe.. Les jambes battaient à peine l'eau, soutenant le ventre lisse que marquait le nombril, ainsi que sur le sable une empreinte légère, et comme l'étoile d'un fruit de mer. Les rayons du soleil, en se réflétant dans l'eau, flottaient autour d'elle, l'habillant et la dénudant tour à tour. De la nage, elle passa à des mouvements comme de danse; arrêtée entre deux eaux, souriant vers lui, Delia allongeait ses bras dans un rotation cajoleuse des épaules et des poignets; ou bien, par une brusque détente du genou, elle faisait jaillir son pied cambré, tel un petit poisson. Usnelli, dans le canot, ouvrait de grands yeux. Ce que la vie lui offrait à cet instant, c'était, il le comprenait bien, quelque chose qui n'est point donné à tous de regarder les yeux grands ouverts, pas plus que le centre aveuglant du soleil. Au coeur de ce soleil, le silence. Ce qui était renfermé en un pareil instant, rien jamais ne saurait le traduire; pas même un souvenir, sans doute." Italo Calvino (1949), L'aventure d'un poète, in "Aventures", trad. fr., Ed. du Seuil, 1969. and Claude Monet, Les nympheas.

lundi 4 juillet 2011

Disturbed books

"Aie ! Ils s'écartèrent. - C'est votre façon à vous de faire la conversation ? ironisa la dame. "Eh ! se dit précipitamment Amadeo, cette manière ne lui convient pas, donc trève de conversation, et je lis mon livre"; et déjà, il s'était jeté sur le paragraphe suivant. Cependant, il essayait de se mentir à lui-même: il n'était pas sans comprendre que, désormais, les choses étaient allées trop loin, qu'entre la baigneuse et lui une tension était née, qui ne pouvait plus être rompue; il comprenait également qu'il était le premier à ne point vouloir la rompre, étant donné qu'à présent il ne se sentait plus capable de retourner à la seule tension de la lecture, toute de repliement, d'intériorité. Ce qu'en revanche il pouvait chercher, c'était que la tension extérieure suivît, pour ainsi dire, un cours parallèle à l'autre : par ce biais, il n'aurait à sacrifier ni la dame ni le livre.Comme la dame s'était assise, le dos appuyé contre un pan de rocher, Amadeo vint s'asseoir près d'elle, lui passa un bras autour des épaules, gardant le livre ouvert sur ses genoux. Il se tourna vers elle, lui donna un baiser. Ils s'écartèrent, échangèrent un second baiser. Puis Amadeo baissa la tête et reprit sa lecture. Il entendait la poursuivre aussi longtemps qu'il le pourrait, cette lecture. Sa grande crainte était de ne pouvoir achever son roman: se lancer dans une aventure de plage, cela signifierait sans nul doute la fin de ces calmes heures de solitude, un rythme de vie différent qui boulverserait ses journées de vacances; or chacun sait que lorsqu'on est plongé à fond dans un livre, l'abandonner puis le reprendre, c'est perdre une bonne part du plaisir, on a oublié quantité de détails et l'acces devient plus difficile. " Italo Calvino (1949), L'aventure d'un lecteur, in "Aventures", trad. fr., Ed. du Seuil, 1969. and Porquerolles, Isola Mediterraneana