dimanche 17 mars 2013

Stupidaggine

"Très aimé. Ah, c'est trop commode ! Vous restez confortablement dans votre nid de Wabansia à écrire votre livre et à manger du cake au rhum, en vous contentant de jeter de temps à autre un coup d'oeil vers le coin de la rue pour voir si mon taxi arrive. Tandis que moi ! J'ai perdu une matinée à l'ambassade américaine à me tacher les doigts d'encre au bureau des empreintes et à répondre à des questions indiscrètes sur père, mère, et sur ce que je compte fabriquer aux USA. Je vous le demande, pourquoi y vais-je ? Que pouvais-je répondre ? "Des conférences", ai-je dit. Pour n'avoir pas menti, il faudra que je vous en fasse ...
En vérité chéri, c'est très mal, vous m'avez aimée en partie parce que, lorsque vous m'avez rencontrée, j'étais une femme sage. Or depuis que je vous aime, j'ai perdu toute sagesse, je suis devenue aussi sotte qu'une autre. Avant je me souciais peu de mon visage ou de mon allure, maintenant je voudrais vous amener sur le Mississipi une belle amie, bien portante, jeune, élégante, fraîche. Prenez-moi telle que je serai de toute façon. Mon chéri, je vous aime le plus sottement du monde, ces jours-ci." 
Simone de Beauvoir ( 1948), Lettres à Nelson Algren, le 17 mars. and Riflessi a Venezia.

jeudi 14 mars 2013

Anima

"Le monde appartient à ceux qui ne ressentent rien. La condition essentielle pour être un homme pratique, c'est l'absence de sensibilité. La qualité principale, dans la conduite de la vie, est celle qui mène à l'action, c'est-à-dire la volonté. Or, il est deux choses qui entravent l'action : la sensibilité et la pensée analytique, qui n'est elle-même rien d'autre, en fin de compte, qu'une pensée douée de sensibilité. 
                                   
Toute action, par nature, est la projection de notre personnalité sur le monde extérieur, et comme celui-ci est constitué, pour sa plus grande partie, d'êtres humains, il s'ensuit que cette projection de notre personnalité revient, pour l'essentiel, à nous mettre en travers du chemin de quelqu'un d'autre, à gêner, blesser, et écraser les autres, par notre façon d'agir. Pour agir, il faut donc que nous ne puissions pas nous représenter aisément la personnalité des autres, leurs joies ou leurs souffrances. Si l'on sympathise, on s'arrête net. L'homme d'action considère le monde extérieur comme formé exclusivement de matière inerte - soit inerte en elle-même, comme une pierre sur laquelle il passe, ou qu'il écarte de son chemin ; soit inerte comme un être humain qui, n'ayant pas su lui résister, peut être un homme tout aussi bien qu'une pierre, car il le traite de la même façon : il l'écarte du pied, ou il lui passe dessus.
Fernando Pessoa (1888-1935), Le livre de l'intranquilité. and Il lupo di Romulus e Remus, Campidoglio, Roma.