mardi 30 juin 2009

Outgoing

"Dans le chaos des rochers, entre les sommets, la lumière du soleil brillait sur la neige fraîche. Le vent était glacé, mais Esther ne le sentait plus. Au milieu des rochers, les fugitifs étaient assis pour se reposer, femmes, vieilards, enfants. Ils ne se parlaient pas. Emmitouflés, le dos tourné sous le vent, ils regardaient autour d'eux les cimes qui semblaient glisser sous les nuages. Ils regardaient surtout l'autre coté, l'Italie, la pente tachée de neige, les ravins voilés, et la grande vallée déjà dans l'ombre de la nuit. Bientôt tout serait obscur, mais à présent ça n'avait plus d'importance. Ils étaient passés, ils avaient réussi à franchir le mur, l'obstacle qui leur faisait peur, ils étaient venus à bout des dangers, du brouillard, de la foudre."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Gallimard, Paris, 1992. and J.M.G. Le Clézio, Nobel prize winner, 2008!

dimanche 28 juin 2009

Outbreak

"Au sortir de la forêt, la vallée s'élargissait et, sur un plateau dominant le torrent, elles ont vu les maisons militaires et la chapelle. Esther se rapellait quand Gasparini parlait de la Madone des Fenestres, de la statue qu'on montait au sanctuaire en été et qu'on redescendait en hiver, vétue d'un manteau pour qu'elle n'ait pas froid. cela lui semblait tellement lointain qu'elle ne comprenait pas qu'elle était arrivée.
Elle croyait qu'elle allait voir la statue dans une grotte, cachée au milieu des arbres, entourée de fleurs. Elle regardait sans comprendre ces grandes batisses laides qui ressembaient à des casernes. En continuant le chemin, Ester et sa mère sont arrivés jusqu'à la plate-forme. La place, devant la chapelle, était pleine de monde.
Les fugitifs étaient là, déjà, tous ceux qui étaient partis dans la nuit. Les hommes, les jeunes gens, les femmes, les enfants, et même des vieillards vêtus de caftans étaien sur la place, assis par terre, le dos appuyé contre les murs. Il y avait aussi les soldats italiens de la IV° Armée. Ils étaient installés dans une des bâtisses. Ils étaient assis au dehors, l'air fatigué, et malgré leurs uniformes ils avaient l'air, eux aussi, de fugitifs."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Gallimard, Paris, 1992. and L'art baroque -Alpes-Maritimes

samedi 27 juin 2009

Oversight

"Le générique d'Une femme en soi défilerait sur l'image fixe de Fina, au moment de son interpellation au printemps 1942, à Marseille. Sous un chapeau à voilette, on la voyait se retourner, se figer de trois quart profil, cependant que Pablo, en un reflexe de peur, se blotissait contre elle. Tout s'était passé si vite que ni l'enfant ni la mère n'avaient eu le temps de prendre conscience de ce qui leur arrivait. Avec un éblouissement incrédule, ils fixaient l'objectif ... Avec la guerre civile, a débuté pour Fina une seconde vie, celle de la maturité inquiète, qui l'a conduite à l'exil et à la pauvreté ...
Au fond sa vocation était celle du bonheur. Elle ne désirait, mais de toute la puissance de son instinct vital, que de jouir de la vie. Elle eût souhaité conserver ce rire qui séduisait tous ceux qui l'ont approchée ...
Ecrasant son mégot dans le cendrier, Jean Pierre B. reprit sa déambulation, de la fenêtre à la porte, puis, après une halte, de nouveau à la fenêtre."
Michel Del Castillo, Une femme en soi, Seuil, Paris, 1991. and Caravaggio's Art, Galleria Borghese.

vendredi 26 juin 2009

Isaac son

"Dans sa chambre, il s'assied à son bureau, ouvre le manuscrit d'Une femme en soi, relit les dernières phrases. Il biffe, corrige, reprend la rédaction de son manuscrit. Le passé le submerge. Il revoit la Fina de ses rêves, il la recrée, plus séduisante, plus magnifique encore.
Nous ne cesserons d'aller et venir avec lui, du présent au passé. Les images se contredisent, se réfutent, se nient. Même la voix rend un son différent. L'accent espagnol de Fina de 1955, la Fina de 1939 l'avait-elle déjà ? Dans sa mémoire, Pablo entend une musique très pure, des phrases sinueuses émaillées de mots scintillants. Dans l'appartement de la rue des Archives, il se sent submergé par une mélopée triviale, hachée de descriptions emphatiques, qui le révulsent, lui écorchent les oreilles."
Michel Del Castillo, Une femme en soi, Seuil, Paris, 1991. and the Laocoon , musée Pio-Clementino , Vaticano.

jeudi 25 juin 2009

Ismaël land

"Mais si, une fois dehors, au lieu de te faire enlever par le premier chemin venu, tu prends le risque à gauche, le vaste monde est étranger, plus d'intérieur, le risque pourra t'emporter ...
Si c'était un rêve, le piano, celui dont j'aimerais tant que des mains de tendresse me jouent, si c'était mon sexe, le piano resterait découvert, son manteau de soie enlevé, son manteau de bois relevé, afin de ne pas cacher son attente, son doux appel muet, son désir du toucher le plus doux, le moins oublié, le premier, son silence supplierait-elle qui sait en jouir, fais moi simultanément peine et joie, fais-moi te dire sous tes mains ce que je me dis à moi-même."
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'âbime, Ed. des femmes, Paris, 1978. and Bernini' Proserpina, Galleria Borghese , Roma.

mercredi 24 juin 2009

Agar

"Une femme brûle dans ta maison.
Ne cherche pas l'amour dans le ciel, elle n'est pas non plus dans l'océan, elle est tellement près de toi, tu l'as dans ton sang, elle monte dans tes seins, elle traverse ton coeur, pour que tu puisses l'éprouver. Si tu demandes à tes seins: aimerai-je encore ? C'est que tu sens que ta chair sait ce que tu n'oses pas encore savoir. A ta place je saurais, j'ai toujours su.
C'était longtemps avant de pouvoir savoir, qui serait aimée. ...
Et maintenant à qui dire : mon amour ?
Une question qui brûle de plus en plus haut: et maintenant à qui dis-tu: mon amour, mon amour, mon amour, ne la pose pas, à personne, une question verte qui est sortie de la tête, hier, quelque chose s'est cassé dans ton âme ? passée dans ta maison hier, dans ta chambre, ma terre ancienne a tremblé, mon corps de patience s'est abimé, tout à fait, en vain, pour le réparer, tout fait, pour ne pas le réparer, à qui ? à qui ne pas répondre, dis tu dis tu un incendie s'est déclaré, mon amour ne l'éteins pas, à quoi pensais-tu hier dans le corps, à l'ancienne nuit, avant le feu, le visage tourné vers le ciel, à qui dire, à l'histoire de mourir, aux montagnes de glace, pendant le changement de corps, aux seins de douceur enflamée: des questions venues à toi du fond d'une rivière de larmes."
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des femmes, Paris, 1978. and M.Chagall, the Biblic Message, Musée National Marc Chagall Nice.

mardi 23 juin 2009

Amok

"Il y a déjà trop de monde dans la maison et pas assez de mère aimable.
Chercher un coin plus intime, j'aimerais te voir refuser cette proximité, ce n'est pas ça que tu désires, te voir hésiter un moment entre salle et salon, l'amour n'a pas encore dit son genre; à ce moment là, aviser le piano; dans un rêve fait par moi, le piano signifierait: Mère, caresses moi le sexe avec tes doigts de douceur et de connaissance, exerce tes dons sur mes touches d'ivoire, arrache à mes cordes mes voix contenues, tire la parole farouche que ma chair ne sait pas exprimer si tu ne l'interroges pas au bout de tes doigts, j'ai si grand désir de m'entendre, fais que je te réponde !"
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des femmes, Paris, 1978. and Canova, Psyché ranimée , Louvre, Paris .

lundi 22 juin 2009

Alloy

"Le train ralentit sa course, une station aux lumières scintillantes le contraignit à réduire son allure. Le rêveur releva machinalement les yeux, délaissant ses pensées pour regarder autour de lui, et chercha à percer l'obscurité, à reconnaître, penchée vers lui, la silhouette de son rêve, toute alanguie dans la pénombre.
Oui elle était bien là, celle qui lui avait toujours été fidèle, qui l'aimait en silence, elle était venue, avec lui, à lui - il ne se lassait pas d'embrasser ce qu'il pouvait saisir de sa présence.
Et comme si quelque chose en elle avait senti cette quête de son regard, cette timide et lointaine caresse, voilà qu'elle se redressait et regardait à travers la vitre; un paysage incertain défilait, que l'humidité et l'obscurité printanière rendaient semblable à de l'eau étincelante."
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, Atrium Press, London, 1976. Grasset, Paris, 2008. and Medicis villa picture, Roma.

dimanche 21 juin 2009

Upheavel

" Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres cherchent le passé
Et à peine ces vers eurent-ils fusé dans sa mémoire, que toute la scène lui revint comme par magie : la lampe répendant sa lumière dorée dans le salon obscur, où un soir elle lui avait lu ce poême de Verlaine. En la voyant, obscurcie par l'ombre de la lampe, assise comme autrefois, proche et lointaine à la fois, aimée et inacessible, il sentit tout d'un coup son coeur s'emballer, enthousiasmé d'entendre sa voix se moduler sur la vague sonore du vers, de l'entendre prononcer
- même si ce n'était que dans un poême -
les mots "nostalgie" et "amour", mots d'une langue étrangère certes, et destinés à des étrangers, mais néanmoins grisants, prononcés par cette voix, sa voix. Comment avait-il pu oublier cela, pendant des années, ce poême ?"
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, Atrium Press, London, 1976. Grasset, Paris, 2008. and the Torse of Belvedère, Vaticano.