lundi 26 octobre 2009

Holding six

"J'étais extremment angoissée pour D.W., qui était lui-même très dépressif depuis sa crise cardiaque. C'était comme dans mon enfance, l'année où à l'école, j'avais des ennuis dus à une erreur sur mon âge, et où simultanément, à la maison, j'étais angoissée à cause de la grossesse de ma mère. Je ne crois pas que nous parlions du tout de sa dépression mais j'en étais consciente (comme avec Miss Sharpe) parce qu'il avait changé physiquement et que tout analysant est sensible à ce qui se passe chez son analyste. J'avais toujours peur qu'il n'aît une troisième attaque et qu'il ne meure, ce qui aurait été fatal pour moi. Un jour à l'heure de ma séance, j'attendais qu'on me dise qu'il était prêt à me recevoir. J'allais plusieurs fois demander à la secrétaire:" Il n'est toujours pas là ?" Finalement après trois quarts d'heure, je suis rentrée à son cabinet, m'attendant à le trouver malade ou mort, pour découvrir qu'il n'était qu'endormi sur le divan et n'avait pas entendu la sonnette ! Ainsi j'étais sauvée et cette fois encore, on m'avait laissée connaître et suivre mon impulsion ... J'appris ultérieurement qu'il était angoissé parce qu'il envisageait de rompre son premier mariage - une décision qu'il ne prenait pas à la legère - ce qui avait provoqué sa deuxième crise cardiaque et sa dépression. Finalement il me parla de son divorce et de son prochain remariage, de peur que je ne l'apprenne par quelqu'un d'autre ou par la presse. J'étais très jalouse, et tout un matériel oedipien put être élaboré qui, cependant, resta comme un morceau isolé qu'il faudrait rattacher au reste plus tard."
Margareth I. Little, in Mon analyse avec Winnicott, id. and Egon Schiele (1890-1918), Madre cieca (post-partum depression).

samedi 24 octobre 2009

Holding five

"Pour moi, D.Winnicott était essentiellement une personne véridique, qui attachait de l'mportance aux "bonnes manières". C'était quelqu'un qui respectait chaque individu, patient ou collègue, tout en étant capable de faire ouvertement ses critiques. Exiger des "associations" ou infliger une "interprétation" aurait fait partie des "mauvaises manières" et aurait été d'ailleurs parfaitement inutile. Il était aussi honnête qu'on peut l'être, faisait cas des observations et répondait honnêtement aux questions, à moins qu'il ne faille protéger quelqu'un, auquel cas il tenait à ce que l'on sache quand sa réponse n'était pas tout à fait vraie et pourquoi. Il répondait aux questions directement et au premier degré, ce n'est qu'après qu'il se demandait (seul ou souvent avec le patient) pourquoi la question était posée. Pourquoi à ce moment là ? Et quelle angoisse inconsciente y avait-il derrière ? C'était moi qui travaillais à mon propre rythme, c'était lui qui s'y adaptait. S'il lui arriva d'exercer une pression, c'était parce que les circonstances - imprévues et externes - l'exigeaient. Ceci était très important pour moi. C'est ce qui me permettait d'être moi-même, alors qu'auparavant, tour à tour poussée puis retenue, je fonctionnais avec un rythme et des revirements qui n'étaient pas les miens." Margareth I. Little, Mon analyse avec Winnicott, in Des Etats limites, Ed. des femmes, 2005. and Pierre Bonnard, La baignoire (Le divan).

lundi 19 octobre 2009

Holding four

"Pendant une de mes premières séances avec D.W., je me sentais complétement désespérée, persuadée que je n'arriverais jamais à lui faire comprendre quoi que ce soit. J'arpentai la pièce en essayant de trouver un moyen. J'envisageai de me jeter par la fenêtre mais je savais qu'il m'en empêcherait. Puis je pensais à jeter tous ses livres dehors mais finalement je m'attaquai à un grand vase de lilas blancs que je brisai et pietinai. Il sortit de la pièce à la vitesse de l'éclair mais revint juste avant la fin de la séance. Il me trouva en train de tout nettoyer et dit:"J'aurais dû m'attendre à ce que vous le fassiez (nettoyer? briser?) mais plus tard". Le jour suivant le vase et les lilas étaient remplacés par leur réplique exacte et, quelques jours après, il m'expliqua que j'avais détruit quelque chose à quoi il tenait beaucoup." ...
Margareth I. Little, "My analysis with Winnicott". in Des Etats Limites, Ed des femmes, 2005. and Pierre Bonnard, La salle à manger, (18671947). And a profile of peace for all .

vendredi 16 octobre 2009

Holding three

" C'est ainsi que, treize ans après avoir demandé une aide psychiatrique pour la première fois, et à l'âge de quarante-huit ans je vins trouver Donald Winnicott. Je regrette de ne pouvoir faire un récit clair, cohérent et détaillé de ce que j'ai vécu avec lui. Je ne peux évoquer qu'une partie de ce qui s'est passé. Je l'avais déjà rencontré. J'assistais à ma première réunion scientifique organisée par la Société Britannique de Psychanalyse, dans le bruit des bombes qui tombaient toutes les quelques minutes, et des gens qui se jetaient par terre en entendant le fracas. Au beau milieu de la discussion, quelqu'un qui, je l'appris plus tard, était D.W., se leva et dit:"J'aimerais attirer votre attention sur le fait que nous sommes en plein raid aérien" et se rassit. Personne ne releva la remarque et la réunion se poursuivit comme avant. Je l'entendis prendre la parole ou présenter des communications dans d'autres réunions. Puis en 1945, à la fin de la soirée où j'avais lu ma propre communication, intitulée "L'Errante: Notes sur une patiente paranoïde." D.W., qui n'avait pas pris part à la discussion, vint me trouver et me demanda si je voulais prendre un enfant en traitement. J'étais ravie qu'il m'ait demandé ça à moi mais, à regret, je dis: "Non". Je venais de finir une analyse avec un enfant avec l'intention de me former à l'analyse d'enfants, formation que je n'ai jamais achevée. Cette analyse avait provoqué en moi une angoisse énorme et je n'étais pas contente de la façon dont j'y avais mis fin. J'étais en pleine ébullition à cause de ça, à cause de la mort de mon père et de tout ce qui s'était passé autour, et je ne pouvais envisager, à ce moment précis, de m'occuper d'un enfant, mais j'en laissais la possibilité ouverte pour l'avenir. Quand j'entendis D.W. lire ses articles: "La réparation en fonction de la défense maternelle organisée contre la dépression" (1948) et "Souvenirs de naissance, traumatisme de naissance et angoisse" (1949), je sentis que c'était quelqu'un qui pourrait vraiment m'aider". Margareth I. Little, Mon analyse avec Winnicott, in Des Etats Limites" Ed. des femmes, 2005. and Bartolomeo Veneto (1502-1531), Flora, Ideal portrait of a woman, Stâdel Museum.

mercredi 14 octobre 2009

Holding two

"Il était évident que je faisais un transfert sur Ella Sharpe, un certain transfert, supposé être une névrose de transfert, ce qu'il était en partie. Mon hostilité envers elle s'était irrémédiablement figée parcequ'elle avait été incapable de voir la vraie nature de mes angoisses. Mais il y avait ambivalence, les éléments positifs étaient déclenchés par le comportement différent qu'elle adoptait envers moi dès que je n'étais plus sur le divan - comme elle le décrit (1930) - et qu'elle me traitait en "invitée". Elle devenait alors très gentille et chaleureuse, amicale et généreuse, reproduisant la situation clivée indiquée par Freud (1913). Ce qui me faisait retrouver exactement l'ambivalence et la confusion dont j'avais fait l'expérience avec ma mère, de telle sorte que dans mes secteurs psychotiques, Miss Sharpe devenait identique à ("identical with") ma mère (Little, 1959), qui n'avait pas été capable de fournir un environnement où l'on était en sécurité; le but de Miss Sharpe, c'était de fournir un environnement où on le serait, même si l'on était sexuel ou hostile. J'étais hostile et rebelle mais je ne me sentais pas en sécurité; je devins soumise et dépendante d'elle comme je l'avais été avec ma mère depuis ma toute petite enfance. Et mes rêves de lutte, de confusion et de fragmentation furent alors interprétés comme étant des fantasmes de coït violent et des désirs refoulés d'avoir des relations sexuelles avec mon père et de détruire ma mère ... L'image d'ensemble de mon analyse avec Miss Sharpe, c'est celle d'une lutte constante entre nous : elle, qui s'obstinait à interpréter ce que je disais en termes de conflit intrapsychique lié à la sexualité infantile; et moi, qui essayais de lui faire comprendre que mes problèmes réels étaient liés aux notions d'existence et d'identité: je ne savais pas ce que "moi-même" était." Margareth I. Little, in Des Etats Limites, Ed. des femmes, 2005. and Picasso/Delacroix : Femmes d'Alger (1954-1955), Musée du Louvre, oct. 2008 - fev. 2009.

lundi 12 octobre 2009

Holding one

"Avec le temps, moins de personnes durent être traitées pour des maladies névrotiques et davantage pour des angoisses de type psychotique, bien moins facilement curables, même si ces patients n'étaient pas nécessairement invalidés ou hospitalisés; ceci entraîna des changements tant dans les modes de la pensée psychanalytique que dans sa technique. Winnicott, en poursuivant ce qu'il avait appris de Mélanie Klein et en appliquant ce que lui avait enseigné une longue pratique avec les nourrissons, des enfants et leurs parents, réussit à guérir de nombreux patients dont les angoisses étaient de type psychotique. Et ses travaux, à leur tour, parce qu'ils font voir un visage de la psychanalyse plus humaine que celui montré habituellement, ont suscité angoisse et polémique. Il y a un réel intérêt pour ses travaux, un réel désir de les connaître et de les comprendre. Il y a cependant aussi des critiques - tant amicales qu'hostiles, et souvent mal informées - et une curiosité et un voyeurisme francs. On connaît bien aujourd'hui le travail qu'a accompli Winnicott avec les enfants. Il écrivait systématiquement et parlait librement de son travail, et nombreux sont ceux qui ont pu le voir en action à Paddington Green où dans l'une de ses autres cliniques. Il utilisait la "technique standard" (1962) pour traiter les psychonévroses chez les adultes, il analysait donc la névrose de transfert et étudiait le complexe d'Oedipe et le développement du Surmoi."
Margareth I. Little, "Winnicott's Working in Areas Where Psychotic Anxieties Predominance - a Personal Record", journal of Free Association, n°3, London, 1985 / in tr. fr. Nouvelle revue de Psychanalyse, n°33, Printemps 1986/ in Mon analyse avec Winnicott, Des Etats Limites, Ed. des femmes, 2005 .... and Sun ligth behond the sea !

samedi 3 octobre 2009

Elegy

"Ta bonne lettre m'est arrivée hier. Oui, les deux Elégies sont là, mais de vive voix, je pourrai te dire qu'elles ne représentent qu'un petit fragment, trop vite interrompu, de ce qui était alors en mon pouvoir. Dans des conditions et avec des forces pareilles à celles dont je disposais en commançant Le livre d'heures: que n'aurais-je pu soulever. Nous revoir seulement, chère Lou, c'est maintenant mon grand espoir. Je me redis souvent que tu es le seul lien qui me rattache au monde humain, en toi seule il est tourné vers moi, me devine, me transmet son souffle; partout ailleurs, je passe dans son dos sans pouvoir me faire reconnaître de lui. Dis mes bonnes amitiés à Beer-Hofmann (et à Kassner) et console moi dans ton coeur. Ton Rainer." Correspondance de Rainer Maria Rilke avec Lou Andréas Salomé à Vienne, Ronda, Jour des Rois, 1913, in Briefwechsel, Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1975. tr. fr. Ed. Gallimard, 1980-1985. and Pieter Bruegel the Elder , Netherlandish, (1525-1569) The Hunters in the Snow , in The Kunsthistorisches Museum: KHM Home, Vienna.

vendredi 2 octobre 2009

Written

"Mais il faut bien que je termine enfin. C'est pourquoi je ne te dirai pas avec quelle attention j'ai lu et relu tout ce que tu écris de toi et de St. Sache-le : ce point précis, pourquoi et en quoi l'analyse peut être fatale à toute productivité, ne m'est apparu clairement que le mois dernier; car ce qui compte dans la production, ce sont précisément ces choses "immaitrisées" fort peu nombreuses en elles-mêmes et bien déterminées, et de les garder, si dangereux que cela puisse être, intactes. C'est follement important. Munich maintenant, avec la présence de Clara, ne sera plus tout à fait sans inconvénient: il semble en effet qu'elle interprète mal ma présence ou le moindre signe le plus naturel d'intérêt, comme si tu allais faire machine arrière, mais n'en avais pas encore tout à fait pris conscience ... Où, quand, comment pourrons-nous nous revoir, et parler ? Le plus beau pour moi serait de t'avoir ici ... En ce moment, je vais passer quelques jours à Leipzig. Adresse postale: Grassistrasse 14, prof. Dr. E. Spranger. Tout ce que tu proposeras m'agréera. En dehors de toute considération personnelle, je porte comme un fardeau le fait de ne pas vivre cette période avec toi. Lou."
Correspondance de Lou Andréas Salomé à Rainer Maria Rilke à Irschenhausen, Gottingen, 12 septembre 1914. and Gustav Klimt , Danae, Private Collection, Vienna, 1907.

jeudi 1 octobre 2009

Blue night

"Depuis l'arrivée de Vendredi, Robinson n'était pas retourné au fond de la grotte. Il espérait que grâce à son compagnon la vie dans l'île, le travail et les cérémonies l'amuseraient suffisamment pour qu'il n'ait plus envie de cette sorte de drogue.
Or une nuit de pleine lune, il s'éveilla et n'arriva plus à se rendormir. Dehors, il n'y avait pas un soufle de vent et les arbres parfaitement immobiles paraissaient dormir, comme Vendredi et Tenn enlacés à leur habitude devant la porte. Robinson fut envahi par un sentiment de très grand bonheur. En effet, parce qu'il faisait nuit, il n'y avait pas de travail possible, pas de cérémonies, pas d'uniforme, pas de gouverneur, ni de général, bref c'étaient les vacances. Robinson aurait voulu que la nuit ne finit jamais, que les vacances durent toujours. Mais il savait que le jour allait revenir et avec lui tous ses soucis et toutes ses obligations." Michel Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Ed. Gallimard, 1977. and The Very Late Style of Hans Hartung (1904-1989) at The fondation Marguerite, Aimé Maeght, 06570 Saint-Paul, France. sept. 2007.

mardi 29 septembre 2009

White cave

"Dès les premiers jours, il s'était servi de la grotte du centre de l'île pour mettre à l'abri ce qu'il avait de plus précieux ... Pourtant il n'avait jamais entrepris l'exploration du fond de la grotte, et il y pensait parfois avec curiosité ...
Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond de la grotte. Il n'eut pas à tâtonner longtemps pour trouver ce qu'il cherchait: l'orifice d'une cheminée verticale et fort étroite. Il fît aussitôt quelques tentatives pour s'y laisser glisser. Les parois du boyau étaient lisses comme de la chair, mais le trou était si étroit qu'il y demeurait prisonnier à mi-corps. Alors il eut l'idée d'enlever tous ses vêtements et de se frotter tout le corps avec le lait caillé qui restait au fond du pichet. Puis il plongea tête la première dans le goulot, et cette fois, il glissa lentement mais régulièrement, comme une grenouille dans le gosier du serpent qui l'avale. Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s'y installa recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu'il s'endormit aussitôt. Quand il se réveilla, quelle surprise ! L'obscurité était devenue blanche autour de lui ! Il n'y voyait toujours rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du noir! Et le trou où il était ainsi tapi était si doux, si tiède, si blanc qu'il ne pouvait s'empêcher de penser à sa mère."
Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage, Ed. Gallimard Jeunesse, 1977-2007. and Monastère de Cimiez (Cimiez Convent) in Nice -

lundi 28 septembre 2009

Robinson

"Il avait enlevé ses vêtements, et il s'était laissé glisser dans la boue fraîche, en ne laissant passer à la surface que son nez, ses yeux et sa Justifierbouche. Il passait des journées entières, couché ainsi au milieu des lentilles d'eau, des nénuphars et des oeufs de grenouilles. Les gaz qui se dégageaient de l'eau croupie lui troublaient l'esprit.

Parfois il se croyait encore dans sa famille à York, il entendait les voix de sa femme et de ses enfants. Ou bien il s'imaginait être un petit bébé dans un berceau, et il prenait les arbres que le vent agitait au-dessus de sa tête pour des grandes personnes penchées sur lui. Quand il s'arrachait le soir à sa boue tiède, la tête lui tournait. Il ne pouvait plus marcher qu'à quattres pattes, et il mangait n'importe quoi le nez au sol ... Un jour qu'il bouffait une touffe de cresson dans une mare, il crut entendre de la musique. C'était comme une symphonie du ciel, des voix d'anges accompagnées par des accords de harpe. Robinson pensa qu'il était mort et qu'il entendait la musique du paradis. Mais en levant les yeux il vit pointer une voile blanche à l'est de l'horizon." Michel Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Ed. Flammarion, 1971. and Niki de Saint Phalle, Introspections and ... Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain - Nice, 13.09.09.

jeudi 10 septembre 2009

Poem

" Et cela éclata soudain, éclair déchirant l'obscurité du souvenir: c'était bien des paroles, un poème qu'un soir elle lui avait lu dans sa chambre. Un poème, un poème ... il en connaissait chaque mot, et, comme apportés par un vent brûlant, ils étaient tout d'un coup sur ses lèvres, il entendit, à une décennie de distance, prononcés par sa voix à elle, ces vers oubliés d'un poème étranger :
"Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres cherchent le passé" ...
N'étaient-ils pas eux-même ces ombres qui cherchaient leur passé et adressaient de sourdes questions à un autrefois qui n'existait plus, des ombres, des ombres qui voulaient devenir vivantes et n'y parvenaient plus, car ni elle ni lui n'étaient plus les mêmes et ils se cherchaient pourtant, en vain, se fuyant et s'immobilisant, efforts sans consistance et sans vigueur, comme ces noirs fantômes, devant eux ?"
S. Zweig, 1929, End Le voyage dans le passé, tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and André Derain (1880-1954) ?, Art Institute of Chicago, USA.

mercredi 9 septembre 2009

Shadow

"Ils gravirent les hauteurs en silence. En contrebas, les maisons faiblement éclaitées s'estompaient déjà; depuis le crépuscule de la vallée, la courbe du fleuve s'étirait, toujours plus lumineuse, tandis qu'en haut, les arbres embaumaient et que l'obscurité s'abattait sur eux. Ils ne croisaient personne, seules leurs ombres glissaient en silence devant eux. Et chaque fois qu'un réverbère éclairait leurs silhouettes à l'oblique, leurs ombres se mêlaient comme si elles s'embrassaient; elles s'allongeaient, comme aspirées l'une vers l'autre, deux corps formant une même silhouette, se détachaient encore, pour s'étreindre à nouveau, tandis qu'eux-mêmes marchaient, las et distants. Il regardait comme en exil ce jeu étrange, la fuite suivie d'une étreinte sitôt défaite de ces silhouettes sans âme, de ces corps ombreux, qui n'étaient pourtant que le reflet des leurs, il regardait avec une curiosité maladive se dérober et se rejoindre ces figures inconsistantes, et il en oubliait presque celle qui était bien vivante à coté de lui, au profit de son image noire, glissante et fuyante. Il ne pensait à rien de précis et sentait néanmoins confusément que ce jeu cherchait à lui dire quelque chose il ignorait quoi, quelque chose de profondément enfoui en lui, comme une source, et qui jaillissait avec violence maintenant que le souvenir s'y aventurait, brusque et menaçant pour aller y puiser. Mais qu'était-ce donc ?"
Stefan Zweig, 1929, suite in Le voyage dans le passé, trad. fr. Ed. Grasset, 2008. and Egon Schiele, Arbre dans le vent, Leopold Museum, Vienne.

mardi 8 septembre 2009

Slow

"Il ne pouvait s'empêcher de penser sans cesse à ses lèvres, ses lèvres qu'il avait connues d'une autre manière que lors de cette paisible conversation familière. Et il sut tout d'un coup que tout ce bavardage placide n'était que mensonge, qu'il y avait encore dans leur relation quelque chose de refréné et d'irrésolu et que toute cette amitié n'était qu'un masque plaqué sur un visage nerveux, changeant, troublé par l'inquiètude et la passion. Trop longtemps, pendant trop de nuits, autour du feu de camp, là-bas, dans son baraquement, trop d'années, trop de jours, il s'était imaginé autrement ces retrouvailles ... pour que cette façon d'être amis, de bavarder poliment et de refaire connaissance, pût être tout à fait sincère. Comédien, se dit-il, et comédienne, l'un envers l'autre, mais personne ne trompe l'autre pourtant. " Stefan Zweig, 1929, suite in Le voyage dans le passé, tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and Édouard Manet (1832-1883), Le Déjeuner sur l'herbe , in Musée d'Orsay, Paris.

lundi 7 septembre 2009

Over there

"Non il ne fallait pas y penser, juste se laisser emporter par une puissance invisible, abandonné, les membres détendus, en attente de quelque chose de mytérieux. C'était une sorte de veillée nuptiale, suave et sensuelle et à laquelle pourtant se mêlaient aussi obscurément l'angoisse de l'accomplissement, ce frisson mystique qui vous prend, quand, soudain, ce à quoi on a infiniment aspiré devient palpable, s'approche d'un coeur qui n'ose y croire. Non, pour le moment, ne penser à rien, ne rien vouloir, ne rien désirer, juste rester ainsi, entraîné vers l'incertain comme vers un rêve, porté par un flux inconnu, percevant à peine son corps, s'en tenant à un désir sans but, balloté par le destin et en plein accord avec soi-même. Juste rester ainsi, des heures encore, une éternité, dans ce crépuscule prolongé, nimbé de rêves : mais déjà comme une légère appréhension, la perspective d'une fin imminente se profilait. Les étincelle électriques de la vallée voltigeaient comme des lucioles, ça et là, de tous cotés, de plus en plus lumineuses, des réverbères défilaient en une double rangée rectiligne, les rails cliquetaient, et, dans l'obscurité émergeait une coupole de fumée blanche." Stefan Zweig, 1929 (suite), Le voyage dans le passé, tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and Towers of Chicago, America. (the world of yesterday's humanist today )

dimanche 6 septembre 2009

Tempest

"Ce n'est pas lui qui l'avait attiré à lui, ni elle à elle, ils étaient tombés dans les bras l'un de l'autre, comme emportés ensemble par une tempête, l'un avec l'autre, l'un dans l'autre plongeant dans un inconnu sans fond, dans lequel sombrer était un évanouissement à la fois suave et brûlant - un sentiment trop longtemps endigué se déchargea, enflammé par le magnétisme du hasard, en une seule seconde. Et ce n'est que peu à peu, lorsque leurs lèvres collées se décollèrent, qu'encore pris de vertige devant le caractère invraissemblable de l'événement il la regarda dans les yeux d'un éclat inconnu derrière leur tendre obscurité. Et c'est là que s'imposa à lui l'idée que cette femmme, la bien-aimée, avait dû l'aimer depuis longtemps, depuis des semaines, des mois, des années, tendrement silencieuse, ardemment maternelle, avant qu'une telle heure lui ébranlât l'âme. Et c'était cela le caractère incroyable de l'événement, qui l'ennivrait à présent: lui, lui aimé, et aimée d'elle, l'Inaccessible - un ciel se déployait, baigné de lumière et infini, l'irradiant midi de sa vie, mais déjà il s'effondrait dans les secondes qui suivirent, en mille morceaux blessants. Car cette prise de conscience était aussi un adieu."
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, Ed. S. Fischer Verlag in "Winderstand der Wirklichkeit", 1987. tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and Oskar Kokoschka (1886 -1980), The Bride of the Wind (1914), Kunstmuseum Basel , Swizzera. (By name The tempest, his self-portrait with Alma Mahler, in USA property).

samedi 5 septembre 2009

Outburst

" Ce fut une explosion violente élémentaire, une douleur physique traumatique, évidente, un ébranlement de tout son être, depuis le sommet du crâne jusqu'au tréfonds du coeur, une déchirure qui illumina tout, comme l'éclair dans le ciel nocturne : et alors dans cette lumière aveuglante, il eût été vain de ne pas reconnaître que chaque nerf, chaque fibre de lui-même s'épanouissait dans un amour pour elle, la bien-aimée. Et à peine eut-il, sans un mot, prononcé le mot magique, qu'avec cette rapidité inexplicable que seul suscite un très grand éffroi, d'innombrables souvenirs et petites associations d'idées s'en vinrent, étincelants, à l'assaut de sa conscience. Et il sut à quel point, depuis des mois déjà, il était fou amoureux d'elle. "
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, Williams Verlag, Zürich and Atrium Press, London, 1976. trad. fr. Ed. Grasset, 2008. and Egon Schiele, Landscape, Leopold Museum, Vienne.

vendredi 4 septembre 2009

Amok two

"La critique ne saura probablement pas apprécier cette oeuvre. Elle n'atteindra pas à la sincérité de l'auteur et déplacera l'accent sur quelque chose d'accessoire, cherchera la "confusion des sentiments" dans la relation amoureuse avec la femme du professeur admiré. Mais la femme est dans ce contexte uniquement un personnage de contraste. Le conflit consiste exclusivement dans le fait que l'adolescent voudrait répondre à l'amour de l'homme, mais ne le peut pas à cause d'un mystérieux interdit intérieur.
Si je compare vos nouvelles avec les oeuvres de l'homme auquel nous devons reconnaître l'émotion la plus profonde causée par l'inconscient refoulé, la différence est à votre avantage. Dostoïevski est un névrosé d'une grande perversité, et l'on observe dans sa production une tentative égoiste pour relâcher, du moins par une satisfaction symbolique, la tension de ses pulsions; cela faisant, il profite de l'occasion pour effrayer le lecteur et le maltraiter. (Au contraire) Votre type est celui de l'observateur de celui qui écoute et lutte de manière bienveillante et avec tendresse, afin d'avancer dans la compréhension de l'inquiétante immensité. Vous n'êtes pas vous même violent.
Au lieu de vous demander pardon pour ce petit morceau de vivisection, je vous remercie et vous salue cordialement." Berggasse 19, Vienne IX°, 4 sept. 1926.
S. Freud, Correspondance avec S. Zweig, à propos de sa nouvelle "La confusion des sentiments", in "Verwirrung der Gefühle" avec "Vingtquatre heures de la vie d'une femme" et " Destruction d'un coeur", 1927, Leipzig. and Egon Schiele (1890-1918), Etreinte, Palais du Belvédère, Vienne.

jeudi 3 septembre 2009

Master

" A coté de votre oeuvre intellectuelle, vous exercez encore à merveille un grand art: celui de confondre par votre bonté ! Ce ne sont pas seulement les mots que vous m'avez adressés, mais déjà le fait que vous, qui êtes submergé, talonné par les gens et les problèmes, vous avez pris le temps pendant vos heures de repos de regarder si profondément dans une oeuvre qui pourtant vous doit tant, tout cela me rend réellement confus hier je n'ai pas pu tenir la plume.
Laissez moi pour une fois exprimer clairement ce que je vous dois, ce que beaucoup vous doivent-le courage dans la psychologie. Vous avez ôté leurs inhibitions à d'innombrables personnalités, comme à la littérature de toute une époque. Grâce à vous, nous voyons beaucoup de choses. Grâce à vous, nous disons beaucoup de choses qui, sinon, n'auraient été ni vues, ni dites. Tout ceci n'est pas encore clair aujourd'hui, parce que notre poésie n'est pas encore jugée d'un point de vue historique, ni dans ses rapports de causalité - encore une décennie ou deux, et l'on reconnaîtra où était le lien qui donna tout à coup une autre audace psychologique à Proust en France, à Lawrence et à Joyce en Angleterre, ainsi qu'à quelques Allemands. Ce sera votre nom. Et nous ne renierons jamais ce grand initiateur. Pour moi la psychologie est aujourd'hui la grande passion de ma vie (vous comprendrez cela mieux que personne)". Salzbourg, le 8 sept. 1926.
Stefan Zweig, Correspondance avec S. Freud, 1987, S. Fischer Verlag GmbH. 1991, tad. fr. Ed. Rivages. and Gianlorenzo Bernini , Enea, Anchise ed Ascanio in fuga da Troia, Galleria Borghese - The collections , Roma. and Paolo Conte - Il maestro

mercredi 2 septembre 2009

Passion

"Quand la pulsion de vie se dégage ...
du harcélement des pulsions agressives, un tournant se produit dans l'économie psychique du sujet. C'est un moment hautement émotif et exaltant. Apparaît alors une idée fixe passionnée, une conviction de jalousie ou érotomaniaque. Dans d'autres cas le sujet se sentira affecté parce qu'il se croit mal aimé par un proche. Durant un bref instant l'émotivité submerge la vérité. Il s'agit de ce qu'on désigne habituellement comme des sentiments passionnels; la folie privée prend alors la forme du passionnel (A.Green,1980).
Qu'est-ce que cette irruption passionnelle chez le maniaco-dépressif ? La libido de ces sujets trop peu habitués à conquérir l'espace psychique et à se lier aux représentations, "découvre" par une évolution thérapique, "la saveur" de la vie fantasmatique; elle découvre l'autre, qui lui brûle alors les yeux comme le regard inhabitué au soleil. Par un mouvement défensif, le sujet cherche l'effet mégalomaniaque qui va désavouer l'objet. Et il ne peut plus le retrouver. Il cherche la désorganisation. Mais sa pensée est cohérente. Il cherche à faire le fou. Mais il n'est plus crédible. Il préfère se réfugier dans le passé. Il veut écarter la passion qui brûle en lui, mais il ne peut pas. Cette passion est la réponse à l'installation d'un transfert objectal." Alberto Eiguer , Le pervers narcissique et son complice , Dunod, 1996. and Lucrecia Borgia (1480 - 1519)

lundi 31 août 2009

Outrage

"Vous savez combien peu on doit attendre du raisonnement. Je veux ajouter que le Bon Dieu ne m'en impose d'aucune façon. Si jamais nous nous rencontrons, c'est plutôt moi qui lui ferais des reproches qu'inversement. Je lui demanderais pourquoi il ne m'a pas mieux doté intellectuellement; il ne pourra pas m'accuser d'avoir fait piètre usage de ma liberté. Je dois en effet vous dire que j'ai toujours été insatisfait de mon intelligence et que je sais très précisement les points où elle me fait défaut. Mais je me considère comme un homme hautement moral, qui peut souscrire à l'exellente maxime de Th.Vischer: ce qui est moral est toujours évident en soi. Il me semble que pour ce qui est du sens de la justice et de la considération envers ses semblables, de la répugnance à faire souffrir les autres ou à abuser d'eux, je peux rivaliser avec les hommes les meilleurs que j'ai connus. A vrai dire je n'ai jamais commis une action basse ou méchante et je n'ai jamais trouvé en moi-même la tentation d'agir de la sorte. Je n'en tire aucune fierté. Je comprends la moralité dont il est question ici dans un sens social, non sexuel. La moralité sexuelle telle que la société - et, au plus haut degré, la société américaine - la définit, me paraît extrémement méprisable. Je suis partisan d'une vie sexuelle beaucoup plus libre, même si je n'ai, pour ma part, que fort peu usé d'une telle liberté; je n'en ai profité que dans la mesure où j'étais convaincu de ce qui m'était permis en ce domaine. L'accent mis par le public sur les exigences éthiques me fait souvent une pénible impression." Lettre de S. Freud à James J. Putnam, 08. 07. 1915. and Amedeo Modigliani - Art Institute of Chicago

mercredi 26 août 2009

Over the lake

"Pendant les vacances de 189 ...
Je fis une excursion aux monts Tauern afin d'oublier un moment la médecine et surtout les névroses. J'y avais presque réussi quand, un jour, il m'arriva de quitter la route principale pour gravir une montagne des environs, renomée par son panorama et son refuge bien tenu. Parvenu au sommet et une fois réconforté et reposé d'une marche fatigante, je m'étais plongé dans la contemplation d'un point de vue magnifique, si oublieux de ma propre personne que lorsque j'entendis quelqu'un me demander :"Est-ce que Monsieur n'est pas médecin ?", je ne rapportai tout d'abord pas ces paroles à moi-même."
S. Freud et J. Breuer, Etudes sur l'hystérie, 1895, PUF, 1956. and the Lake Blue, in Queyras.

lundi 17 août 2009

Near the lake

"Les écrivains sont fragiles. Tous les êtres humains sont fragiles. Mais les écrivains sont vraiment des petites choses très fragiles qui peuvent se casser facilement. Oui, parce qu'on se remet en question à chaque roman qu'on écrit. L'écriture, ce n'est pas une affirmation, c'est une interrogation. C'est une enquête qu'on fait sur soi-même. On invente une histoire, mais en même temps on s'invente soi-même, on se cherche une réalité, une colonne vertébrale. On est jamais sûr de soi. On est jamais sûr d'avoir réussi."
J.M.G. Le Clezio, in interview, Le Monde, 11. 10. 2008. and Lac de Longet (Queyras), 2641 m.

mercredi 29 juillet 2009

On the lake

"Je ne suis ni de l'est ni de l'ouest, ni de la mer ni de la terre, je ne suis ni matériel ni éthéré, ni composé d'éléments, je n'existe pas. Je ne suis une part de ce monde ni d'un autre, je ne descends ni d'Adam ni d'Eve, ni d'aucune origine. Ma place n'a pas de place, une trace de ce qui n'a pas de trace, ni corps ni âme. J'appartiens au bien-aimé, j'ai vu les deux mondes réunis en un seul, le premier, le dernier, celui du dehors, celui du dedans, simples comme le souffle d'un homme qui respire." Rumi, "Mathnawi", livre premier. and Sears Tower, Chicago.

dimanche 26 juillet 2009

Angst

"Je suis devenue son tu.
Tu demandais: Rien n'arrivera ? Qu'est-ce qui pourrait arriver ? Que crains-tu ? Comment aurais-tu osé dire le nom de la crainte ? Un jour aventuré, lui poser la question à lui. Avec le sentiment soudain que ce n'est pas la tienne, être précipitée à sa place. Et toi, oh toi, est-ce que je te comprends ? Malheureusement qu'as-tu fait ? Je ne l'ai pas prémédité ! Est-ce que Dieu peut se sentir compris ? Je n'y avais pas pensé. La question m'a jetée dans la poussière. Comme si l'enfant pouvait porter sa mère dans son sein !
Il n'était pas un dieu, mais il était incompréhensible comme la Présence dévorante de celui qui l'est."
H. Cixous, "Angst", Ed. des femmes, 1977. and the Public Library -

jeudi 23 juillet 2009

By night

"Un livre pourra t'agir. Une métaphore t'emporter.
Où ? Sur son dos, dans la montagne, jusqu'à la crête, dans la nuit, entre l'absence et le silence. Le temps d'un battement de coeur, pas deux. Ton âme de lecture, nourrie de jeûne et de pain de papier qui met la vie à la bouche, tu pourras te dire : La chose qui est pour moi comme l'amie de mon coeur n'est pas la mère. Elle n'est pas séparée. Elle n'est pas le corps placé trop loin de mes lèvres. Elle est tout près de moi, elle est dans le livre, elle n'est pas dans la mer, ni non plus au delà des mers, non, elle est sous mes yeux, et dans ma bouche ... Il n'y a pas beaucoup de livres qui sont pour toi comme l'amour. Et pour ma part il n'y en aurai pas plus que trois.
... Mes trois livres plus de cent fois lus et relus pendant sept années, chaque page remâchée, chaque phrase sue par le coeur de chacun de mes corps de patience, quand mes livres exténués, usés jusqu'au point final par mon avidité, s'éfflanquent, leurs seins épuisés par les lèvres de mes âmes, plus une lettre à sucer, chaque rayon de sens devenu l'ombre de lui-même, plus une surprise à en tirer, la mer a mangé ses poissons, les terres se sont retournées en sable et en sel, enfin enfin, plus de ressources, plus un gramme de papier d'où se faire semblant d'être, enfin, enfin, plus la moindre lettre à s'envoyer, plus de destinataire, plus d'adresse en ce monde?"
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des Femmes, 1978. and the Antico Caffe' Greco .

mardi 21 juillet 2009

Outdoor

Cher Monsieur,
Après avoir enfin trouvé ici un peu de repos, je me souviens que je vous dois tous mes remerciements pour le beau livre° que j'y ai trouvé et que j'ai encore lu dans la bousculade des deux premières semaines, et lu avec un plaisir immense, car sinon je n'éprouverais pas le besoin de vous écrire à ce propos. La perfection de l'intuition associée à la maitrise de l'expression laissent le sentiment d'une rare satisfaction. Ce qui m'a surtout intéressé, ce sont les procédés d'accumulation et d'intensification grâce auxquels votre phrase s'approche toujours plus près et comme à tâtons de l'être le plus intime de ce que vous décrivez. C'est comme l'accumulation des symboles dans le rêve, qui laissent transparaître de plus en plus nettement ce qui est voilé.
S'il m'était permis de mesurer votre présentation à l'aune la plus sévère, je dirais que vous êtes venu entièrment à bout de Balzac et de Dickens. Mais ceci n'est pas trop difficile, ce sont des types simples, carrés. En revanche, avec ce Russe embrouillé, cela ne pouvait pas se passer de façon aussi satisfaisante. Là on sent des manques, ainsi que des enigmes qui n'ont pas été résolues. Permettez moi de vous soumetre quelques matériaux à ce propos, tout comme ils se présentent à mon point de vue d'amateur. La psychopathologie, dans laquelle Dostoïevski reste immergé, peut aussi avoir ici un temps d'avance." S. Freud à S. Zweig, Correspondance, 19. 10. 1920, Vienne. and Balzac, at the Musee Rodin Paris France
...
° Drei Meister (Trois Maîtres), Balzac-Dickens-Dostoïevski, parait à Leipzig en 1920. L'exemplaire de la bibliothèque privée de Freud à Londres porte la dédicace : "A Monsieur le Professeur Sigmund Freud, au Grand Guide dans l'inconscient, avec l'admiration toujours renouvelée, Stefan Zweig, Salzbourg 1920."

vendredi 17 juillet 2009

Outdo

"Au début du siècle, porter un jugement sur Freud n'était pas chose aisée :
il n'était pas un écrivain, et pourtant il en avait tous les dons; il n'était pas un scientifique, et pourtant il n'aurait renoncé pour rien au monde à son identité médicale; il n'était pas un universitaire, et pourtant il était prêt à mendier la condidération des Herren Professoren qu'il méprisait par ailleurs; il n'était pas un philosophe, et pourtant il n'était pas concevable d'ignorer sa pensée. Il explorait un continent nouveau, l'inconscient, avec l'âme d'un aventurier, d'un "conquistador" , et on prétendait le juger selon des critères traditionnels. "
Roland Jaccard, Préface des "Correspondance S.Freud - S.Zweig", Ed. S.Fischer Verlag GmbH, 1987. trad.fr. Ed. Payot, 1995. and statue of Colisseum, Roma.

mercredi 15 juillet 2009

Delivery

" Qui aimes-tu ?
Je vois un visage de femme dont les yeux me font pleurer, j'ai déjà aimé cette femme, des yeux tristes gais m'ont déjà fait pleurer. Je me vois à la fin de la dixième année regarder cette femme accoucher, ses yeux d'avenir et de passé, criant, riant, dans cette scène où je l'apppelais Anna, je me vois debout en pleurs devant son corps qui se déchirait de rires, la chair se répandait, tu es priée de ne pas l'approcher, mes mains coupées, ses yeux clairs noyés, femme ouverte fermée tuée vivante égarée. Dans cette scène je n'avais ni mains ni lèvres, ni voix, ni corps, ni ombre, ni nom, ni lieu, je n'y étais pas; mais j'avais tout l'amour. Je vois les yeux qui font trembler ma terre, mes murs tomber en poussière, mes mères-lois devenir étrangères, mes corps-filles se dissocier jusqu'au dernier grain de peau.
J'entends la voix qui fait naître une femme d'entre les mortes, jaillir une voix d'entre mes silences, dire mon nom." Helène Cixous, 1978. and Rodin Sculpture .

mardi 14 juillet 2009

Beauty

"Donnée la vie, heureusement à perdre immédiatement, sitôt donnée, déjà perdue, bonheur, souvenue !
Je saurais: Elle va passer. Je croirais: Elle va partir. Elle ne t'aura pas embrassée. Te regarder étendue sur le sol, regarder son visage bleunuit, le ciel est toujours le même, tu l'appelles : ma beauté. Ne dis pas ma. Ne dis pas mon. Regarde sa face. Tu ne la vois pas, elle est trop là, trop loin, toi trop séparée de toi trop près d'elle. Mais tu vois le voile, la douceur. Le coeur s'arrête. Pendant qu'elle s'étend au dessus de toi, sa cape de bleumer, si c'était le rêve d'une fiancée bédouine, son sourire signifierait: nulle autre que moi ne t'embrassera jamais, ton sourire signifie: je n'oublierai jamais d'autre mère que toi. Pour que tu me rappelles. T'embrasser. La bouche sur ta bouche. Embrassée? Lèvres fermées, ferme les yeux, où es-tu ? Tu avais dit : je veux. Tu voulais dire : je veux la bouche. Tu as dit: je veux, tout ce qui n'est pas permis. Ce n'est pas permis, mais tu peux vouloir."
Helène Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des femmes, 1978. and Works of Camille Claudel , L'Implorante.

dimanche 12 juillet 2009

Nightcap

"Cela commence au déclin du soleil, vers six heures, et dure jusqu'à l'aube du lendemain.
Mon père et ma mère sont couchés dans leur lit de sangles, sous la moustiquaire, ils écoutent battre les tambours, selon un rythme continu qui tressaille à peine, comme un coeur qui s'emballe. Ils sont amoureux. L'Afrique à la fois sauvage et très humaine est leur nuit de noces. Tout le jour le soleil a brûlé leur corps, ils sont pleins d'une force électrique incomparable. J'imagine qu'ils font l'amour, cette nuit là, au rythme des tambours qui vibrent sous la terre, serrés dans l'obscurité, leur peau trempée de sueur, à l'intérieur de la case de terre et de branches qui n'est pas plus grande qu'un abri à poules.
Puis ils s'endorment à l'aube, dans le soufle froid du matin qui fait onduler le rideau de la moustiquaire, enlacés, sans plus entendre le rythme fatigué des derniers tam-tams." Jean Marie Gustave Le Clezio, L'Africain. and CAMILLE CLAUDEL * Artiste Sculpteur

samedi 11 juillet 2009

Free book

" Et maintenant je vais vous raconter l'histoire de ce livre, l'un des plus discutés que j'ai écrits. Ce fut durant longtemps un secret, durant longtemps mon nom n'apparut pas sur sa couverture, comme si je le reniais ou comme si lui-même n'avait pas su qui était son père. De même qu'il existe des enfants naturels, des enfants de l'amour naturel, Les Vers du Capitaine était un livre naturel. Les poèmes qui le constituent furent écrits ici et là et jalonnent mon exil en Europe. Ils furent publiés anonymement à Naples, en 1952 ... Plus tard le livre, même sans nom et sans prénom, se fit homme, un homme naturel et courageux. Il se fraya un chemin dans la vie et je dus, finalement, le reconnaître. Aujourd'hui, dans tous les ports, entendez dans les librairies et les bibliothèques, "les vers du capitaine" circulent signés du nom de leur vrai et authentique capitaine." Pablo Neruda, "J'avoue que j'ai vécu", Début et fin de l'exil, 1974. trad. Gallimard, 1975. and Rodin Sculpture

vendredi 10 juillet 2009

Africa

" Tout être humain est le résultat d'un père et d'une mère.
On peut ne pas les reconnaître, ne pas les aimer, on peut douter d'eux. Mais ils sont là, avec leur visage, leurs attitudes, leurs manières et leurs manies, leurs illusions, leurs espoirs, la forme de leurs mains et de leurs doigts de pied, la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, leur façon de parler, leurs pensées, probablement l'âge de leur mort, tout cela est passé en nous.
J'ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m'étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d'Afrique, dans ce pays, dans cette ville où je ne connaissais personne, où j'étais devenu un étranger. Puis j'ai découvert, lorsque mon père, à l'âge de la retraite est venu revivre avec nous en France, que c'était lui l'Africain. Cela a été difficile à admetre. Il m'a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j'ai écrit ce petit livre."
JMG Le Clezio, L'Africain, Folio, Paris, 2005.

dimanche 5 juillet 2009

Pina

"Elle a fait naître une forme de théâtre un peu hybride, très physique et très engagé.
Des compagnies lui doivent beaucoup. Le nouveau cirque aussi. On a aussi vu de nombreux clonages de spectacles de Pina Bausch . Il y a donc eu le meilleur et le pire. Quelles images la danse de Pina Bausch vous laisse-t-elle ?
" The Man I love (Gershwin)
" dans la langue des sourds-muets. Des gens qui serpentent, à la queue leu leu, avec leurs mains qui volent, comme des oiseaux. La danseuse française, presque nue, avec son accordéon sur le ventre, au milieu d'un champ d'oeillets: nelken oeillets dominique mercy . Des filles épinglées contre les murs ... C'est sans fin. Je sens aussi les odeurs : celle du gazon dans Kontakthof mit Damen und Herren ; fraîcheur de l'eau de la fontaine de Roma ; les bougies sur les bras des garçons de Palermo ; la pierre qu'on jette en l'air et qui vous retombe sur la tête, je ne sais plus où ; Jan, le Tchèque qui ne dansait plus, et faisait des interventions dans les spectacles. Et puis, il y a Pina dans café muller , avec ses cheveux qui tombent, son abandon. On dirait une sainte laïque, et on revoit en elle la petite fille qu'elle était, jouant sous les tables du café de ses parents."
Georges Lavaudant, metteur en scène et directeur du Théâtre de l'Odéon de 1996 à 2007, in LE MONDE / 01.07.09. and PINA BAUSCH - LE SACRE - Musique

samedi 4 juillet 2009

Wall

"La mer est belle, au crépuscule. L'eau, la terre, le ciel se mélangent. Il y a une brume qui traîne et cache l'horizon, imperceptiblement. Et le silence, malgré le mouvement des auto, malgré les pas des habitants. Tout est calme sur la digue, là où Esther est assise. Elle regarde devant elle, presque sans cibler. Il y a plusieurs jours qu'elle vient à cet endroit, quand le soleil décline, pour regarder la mer. Ce soir c'est la dernière fois ...
Chaque soir, à la même heure, les pêcheurs viennent s'installer. La mer est entrée en elle, avec son ressassement, les éclats de la lumière réfractée. C'est l'heure où tout bascule, où tout se transforme. Il y a si longtemps qu'elle n'a pas connu une telle paix, une telle dérive. Elle se souvient ...
C'était la radio des Americains, en Sicile, à Tanger, la musique de jazz trouait la nuit par bouffées, comme aujourd'hui, on allait on ne savait où, perdus dans l'espace. Cela s'éloignait, revenait, la voix puissante, rauque, Billie Holiday qui chantait Solitude et Sophisticated Lady ... Jealous Heart. Esther se souvient de l'air, elle le chantait à voix basse, quand elle marchait dans la rue."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Gallimard, Paris, 1992. and Billie Holiday, in the nice port

jeudi 2 juillet 2009

Of course

"Le coeur battant j'ai continué à monter à travers les hautes herbes. C'était la fin de l'été comme il y a quarante ans, je m'en souviens très bien: le ciel immense, bleu, comme si on voyait le fond de l'espace. L'odeur des herbes brulées, les bruits stridents des criquets. Au dessus des vallées sombres, les milans qui tournoyaient en poussant leurs gémissements. J'ai le coeur qui bat parce que je vais vers la vérité. Tout cela est encore là, je n'ai pas oublié, c'était hier, quand nous marchions, ma mère et moi, sur le chemin de pierres aigues, vers le fond de la vallée, vers l'Italie, à travers les nuages d'orage ...
La sueur coule sur mon visage, dans mon dos, tandis que je marche le long du sentier, vers le haut de la pente d'herbes. Maintenant je suis dans une prairie immense qui va jusqu'aux rochers des sommets. Je suis si haut que je n'aperçois plus le fond de la vallée. Le soleil est redescendu sur les montagnes bleues, sur l'autre versant. Les nuages sont gonflés, magnifiques, j'entends quelque part le grondement du tonnerre ...
Dans la vallée, l'ombre était tiède. La pluie glissait sur la route avec un bruit doux. C'est un camion conduit par un Italien qui m'a ramenée jusqu'à Nice."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Galimard, Paris, 1992. and Saint Martin Vésubie , Alpes maritimes.

mardi 30 juin 2009

Outgoing

"Dans le chaos des rochers, entre les sommets, la lumière du soleil brillait sur la neige fraîche. Le vent était glacé, mais Esther ne le sentait plus. Au milieu des rochers, les fugitifs étaient assis pour se reposer, femmes, vieilards, enfants. Ils ne se parlaient pas. Emmitouflés, le dos tourné sous le vent, ils regardaient autour d'eux les cimes qui semblaient glisser sous les nuages. Ils regardaient surtout l'autre coté, l'Italie, la pente tachée de neige, les ravins voilés, et la grande vallée déjà dans l'ombre de la nuit. Bientôt tout serait obscur, mais à présent ça n'avait plus d'importance. Ils étaient passés, ils avaient réussi à franchir le mur, l'obstacle qui leur faisait peur, ils étaient venus à bout des dangers, du brouillard, de la foudre."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Gallimard, Paris, 1992. and J.M.G. Le Clézio, Nobel prize winner, 2008!

dimanche 28 juin 2009

Outbreak

"Au sortir de la forêt, la vallée s'élargissait et, sur un plateau dominant le torrent, elles ont vu les maisons militaires et la chapelle. Esther se rapellait quand Gasparini parlait de la Madone des Fenestres, de la statue qu'on montait au sanctuaire en été et qu'on redescendait en hiver, vétue d'un manteau pour qu'elle n'ait pas froid. cela lui semblait tellement lointain qu'elle ne comprenait pas qu'elle était arrivée.
Elle croyait qu'elle allait voir la statue dans une grotte, cachée au milieu des arbres, entourée de fleurs. Elle regardait sans comprendre ces grandes batisses laides qui ressembaient à des casernes. En continuant le chemin, Ester et sa mère sont arrivés jusqu'à la plate-forme. La place, devant la chapelle, était pleine de monde.
Les fugitifs étaient là, déjà, tous ceux qui étaient partis dans la nuit. Les hommes, les jeunes gens, les femmes, les enfants, et même des vieillards vêtus de caftans étaien sur la place, assis par terre, le dos appuyé contre les murs. Il y avait aussi les soldats italiens de la IV° Armée. Ils étaient installés dans une des bâtisses. Ils étaient assis au dehors, l'air fatigué, et malgré leurs uniformes ils avaient l'air, eux aussi, de fugitifs."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Gallimard, Paris, 1992. and L'art baroque -Alpes-Maritimes

samedi 27 juin 2009

Oversight

"Le générique d'Une femme en soi défilerait sur l'image fixe de Fina, au moment de son interpellation au printemps 1942, à Marseille. Sous un chapeau à voilette, on la voyait se retourner, se figer de trois quart profil, cependant que Pablo, en un reflexe de peur, se blotissait contre elle. Tout s'était passé si vite que ni l'enfant ni la mère n'avaient eu le temps de prendre conscience de ce qui leur arrivait. Avec un éblouissement incrédule, ils fixaient l'objectif ... Avec la guerre civile, a débuté pour Fina une seconde vie, celle de la maturité inquiète, qui l'a conduite à l'exil et à la pauvreté ...
Au fond sa vocation était celle du bonheur. Elle ne désirait, mais de toute la puissance de son instinct vital, que de jouir de la vie. Elle eût souhaité conserver ce rire qui séduisait tous ceux qui l'ont approchée ...
Ecrasant son mégot dans le cendrier, Jean Pierre B. reprit sa déambulation, de la fenêtre à la porte, puis, après une halte, de nouveau à la fenêtre."
Michel Del Castillo, Une femme en soi, Seuil, Paris, 1991. and Caravaggio's Art, Galleria Borghese.

vendredi 26 juin 2009

Isaac son

"Dans sa chambre, il s'assied à son bureau, ouvre le manuscrit d'Une femme en soi, relit les dernières phrases. Il biffe, corrige, reprend la rédaction de son manuscrit. Le passé le submerge. Il revoit la Fina de ses rêves, il la recrée, plus séduisante, plus magnifique encore.
Nous ne cesserons d'aller et venir avec lui, du présent au passé. Les images se contredisent, se réfutent, se nient. Même la voix rend un son différent. L'accent espagnol de Fina de 1955, la Fina de 1939 l'avait-elle déjà ? Dans sa mémoire, Pablo entend une musique très pure, des phrases sinueuses émaillées de mots scintillants. Dans l'appartement de la rue des Archives, il se sent submergé par une mélopée triviale, hachée de descriptions emphatiques, qui le révulsent, lui écorchent les oreilles."
Michel Del Castillo, Une femme en soi, Seuil, Paris, 1991. and the Laocoon , musée Pio-Clementino , Vaticano.

jeudi 25 juin 2009

Ismaël land

"Mais si, une fois dehors, au lieu de te faire enlever par le premier chemin venu, tu prends le risque à gauche, le vaste monde est étranger, plus d'intérieur, le risque pourra t'emporter ...
Si c'était un rêve, le piano, celui dont j'aimerais tant que des mains de tendresse me jouent, si c'était mon sexe, le piano resterait découvert, son manteau de soie enlevé, son manteau de bois relevé, afin de ne pas cacher son attente, son doux appel muet, son désir du toucher le plus doux, le moins oublié, le premier, son silence supplierait-elle qui sait en jouir, fais moi simultanément peine et joie, fais-moi te dire sous tes mains ce que je me dis à moi-même."
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'âbime, Ed. des femmes, Paris, 1978. and Bernini' Proserpina, Galleria Borghese , Roma.

mercredi 24 juin 2009

Agar

"Une femme brûle dans ta maison.
Ne cherche pas l'amour dans le ciel, elle n'est pas non plus dans l'océan, elle est tellement près de toi, tu l'as dans ton sang, elle monte dans tes seins, elle traverse ton coeur, pour que tu puisses l'éprouver. Si tu demandes à tes seins: aimerai-je encore ? C'est que tu sens que ta chair sait ce que tu n'oses pas encore savoir. A ta place je saurais, j'ai toujours su.
C'était longtemps avant de pouvoir savoir, qui serait aimée. ...
Et maintenant à qui dire : mon amour ?
Une question qui brûle de plus en plus haut: et maintenant à qui dis-tu: mon amour, mon amour, mon amour, ne la pose pas, à personne, une question verte qui est sortie de la tête, hier, quelque chose s'est cassé dans ton âme ? passée dans ta maison hier, dans ta chambre, ma terre ancienne a tremblé, mon corps de patience s'est abimé, tout à fait, en vain, pour le réparer, tout fait, pour ne pas le réparer, à qui ? à qui ne pas répondre, dis tu dis tu un incendie s'est déclaré, mon amour ne l'éteins pas, à quoi pensais-tu hier dans le corps, à l'ancienne nuit, avant le feu, le visage tourné vers le ciel, à qui dire, à l'histoire de mourir, aux montagnes de glace, pendant le changement de corps, aux seins de douceur enflamée: des questions venues à toi du fond d'une rivière de larmes."
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des femmes, Paris, 1978. and M.Chagall, the Biblic Message, Musée National Marc Chagall Nice.