mercredi 9 septembre 2009

Shadow

"Ils gravirent les hauteurs en silence. En contrebas, les maisons faiblement éclaitées s'estompaient déjà; depuis le crépuscule de la vallée, la courbe du fleuve s'étirait, toujours plus lumineuse, tandis qu'en haut, les arbres embaumaient et que l'obscurité s'abattait sur eux. Ils ne croisaient personne, seules leurs ombres glissaient en silence devant eux. Et chaque fois qu'un réverbère éclairait leurs silhouettes à l'oblique, leurs ombres se mêlaient comme si elles s'embrassaient; elles s'allongeaient, comme aspirées l'une vers l'autre, deux corps formant une même silhouette, se détachaient encore, pour s'étreindre à nouveau, tandis qu'eux-mêmes marchaient, las et distants. Il regardait comme en exil ce jeu étrange, la fuite suivie d'une étreinte sitôt défaite de ces silhouettes sans âme, de ces corps ombreux, qui n'étaient pourtant que le reflet des leurs, il regardait avec une curiosité maladive se dérober et se rejoindre ces figures inconsistantes, et il en oubliait presque celle qui était bien vivante à coté de lui, au profit de son image noire, glissante et fuyante. Il ne pensait à rien de précis et sentait néanmoins confusément que ce jeu cherchait à lui dire quelque chose il ignorait quoi, quelque chose de profondément enfoui en lui, comme une source, et qui jaillissait avec violence maintenant que le souvenir s'y aventurait, brusque et menaçant pour aller y puiser. Mais qu'était-ce donc ?"
Stefan Zweig, 1929, suite in Le voyage dans le passé, trad. fr. Ed. Grasset, 2008. and Egon Schiele, Arbre dans le vent, Leopold Museum, Vienne.