mercredi 30 octobre 2013

Aspettando Godot


"Comme si j'avais tout simplement oublié d'attendre, attendre de la seule manière qui ait un sens. Aujourd'hui, avec le recul, j'ai tout loisir de repenser à cela. Et je commence à comprendre que mon impatience me fit succomber justement à ce que j'avais toujours soumis à une analyse critique.
Je succombai à cette forme d'impatience, ô combien destructrice, de la civilisation technocratique moderne, imbue de sa rationalité, persuadée à tort que le monde n'est qu'une grille de mots croisés, où il n'y aurait qu'une seule solution correcte — soi-disant objective — au problème ; une solution dont je suis seul à décider de l'échéance. Sans m'en rendre compte, je succombais, de facto, à la certitude perverse d'être le maître absolu de la réalité, maître qui aurait pour seule vocation de parfaire cette réalité selon une formule toute faite. Et comme il revenait à moi seul d'en choisir le moment, il n'y avait aucune raison de ne pas le faire tout de suite. Bref, je pensais que le temps m'appartenait. C'était une grande erreur... Il ne faut pas attendre Godot. Godot ne viendra pas car il n'existe pas. Il est d'ailleurs impossible d'inventer Godot. L'exemple type d'un Godot imaginaire, celui qui finit par arriver, donc un faux, le Godot qui prétendait nous sauver mais qui n'a fait que détruire et décimer, ce fut le communisme." Discours de Vaclav Havel lors de son installation comme membre associé étranger à l'Académie des Sciences Morales et Politiques, samedi 27 octobre 1992. and Vallée de la Haute Tinée,  le Gué de Vens.

mardi 29 octobre 2013

Abbraccio

"Au printemps, Tipasa est habité par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil. Les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils. 
Ici même, je sais que jamais je ne m'approcherai assez du monde. Il me faut être nu et puis plonger dans la mer, encore tout parfumé de essences de la terre, laver celles-ci dans celle-là, et nouer sur ma peau l'étreinte pour laquelle soupirent lèvres à lèvres depuis si longtemps la terre et la mer. Entré dans l'eau, c'est le saisissement, la montée d'une glu froide et opaque, puis le plongeon dans le bourdonnement des oreilles, le nez coulant et la bouche amère - la nage, les bras vernis d'eau sortis de la mer pour se dorer dans le soleil et rabattus dans une torsion de tous les muscles; la course de l'eau sur mon corps, cette possession tumultueuse de l'onde par mes jambes - et l'absence d'horizon. Sur le rivage, c'est la chute sur le sable, abandonné au monde, rentré dans ma pesanteur de chair et d'os, abruti de soleil, avec, de loin en loin, un regard pour mes bras où les flaques de peau sèche découvrent, avec le glissement de l'eau, le duvet blond et la poussière de sel ... Je comprends ici ce qu'on appelle gloire : le droit d'aimer sans mesure. Il n'y a qu'un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c'est aussi retenir contre soi cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer...  Albert Camus (1939), Noces à Tipasa, Folio, p. 11-15-16.

lundi 28 octobre 2013

Lontano


Loin, aussi loin que tu sois
Et plus loin si je dois,
J'irai vers ta lumière


Loin, aussi loin que je peux
Et plus loin si tu veux
Par delà les frontières

Je n'ai pas choisi
C'est ni le besoin, ni l'envie
J'ai cette force au fond de moi
Qui me porte vers toi

 Loin, plus loin que l'au delà
Où l'horizon se noie
Dans le ciel et la terre.

       Loin, à des milles et des milles 
                                                               Où tout est immobile
                                                               J'offrirai mes prières

                                                          Loin, au bout de l'espérance
                                                             Trouver la délivrance
                                                                Et du feu et du fer

                                                          Loin, je suis né pour servir
                                                               Pour servir et mourir
                                                             Pour souffrir et me taire

                                                          Loin, loin jusqu'au pied du ciel
                                                              Aux ténèbres éternelles 
                                                    
                                                                J'irai vers ta lumière
                                            Michel Sardou, Paroles de chanson, "Loin". 

dimanche 20 octobre 2013

Rivolta

"Le fameux discours de Saint-Just ... Si un contrat naturel ou civil, pouvait encore lier le roi et son peuple, il y aurait obligation mutuelle; la volonté du peuple ne pourrait s'ériger en juge absolu pour prononcer le jugement absolu. Il s'agit donc de démontrer qu'aucun rapport ne lie le peuple et le roi. Pour prouver que le peuple est en lui-même la vérité éternelle, il faut montrer que la royauté est en elle même crime éternel. Saint-Just pose donc en axiome que tout roi est rebelle ou usurpateur. Il est rebelle contre le peuple dont il usurpe la souveraineté absolue. La monarchie n'est point un roi, "elle est le crime". Non pas un crime mais le crime, dit Saint-Just, c'est à dire la profanation absolue. C'est le sens précis et extrême en même temps, du mot de Saint-Just dont on a trop étendu la signification :"Nul ne peut régner innocemment".   
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Tout roi est coupable et par le fait même qu'un homme se veut roi, le voilà voué à la mort. Saint-Just dit exactement la même chose lorsqu'il démontre ensuite que la souveraineté du peuple est "chose sacrée".  Les citoyens sont entre eux inviolables et sacrés et ne peuvent se contraindre que par la loi, expression de leur volonté commune ... Quand tous pardonneraient la volonté générale ne le peut pas. Le peuple même ne peut effacer le crime de la tyrannie. La victime en droit, ne peut-elle retirer sa plainte ... Le crime du roi est en même temps péché contre l'ordre suprême. Un crime se commet puis se pardonne, se punit ou s'oublie. Mais le crime de royauté est permanent, il est lié à la personne du roi, à son existence. Le Christ lui même, s'il peut pardonner aux coupables, ne peut absoudre les faux dieux. Ils doivent disparaître ou vaincre. Le peuple, s'il pardonne aujourd'hui, retrouvera demain le crime intact, même si le criminel dort dans la paix des prisons. Il n'y a donc qu'une seule issue : Venger le meurtre du peuple par la mort du roi". 
Albert Camus (1951), L'homme révolté, Gallimard. and Gustav-Adolf Mossa (1844-1926),   Pierrot s'en va, in Carnaval of Nice.