mercredi 29 juillet 2009

On the lake

"Je ne suis ni de l'est ni de l'ouest, ni de la mer ni de la terre, je ne suis ni matériel ni éthéré, ni composé d'éléments, je n'existe pas. Je ne suis une part de ce monde ni d'un autre, je ne descends ni d'Adam ni d'Eve, ni d'aucune origine. Ma place n'a pas de place, une trace de ce qui n'a pas de trace, ni corps ni âme. J'appartiens au bien-aimé, j'ai vu les deux mondes réunis en un seul, le premier, le dernier, celui du dehors, celui du dedans, simples comme le souffle d'un homme qui respire." Rumi, "Mathnawi", livre premier. and Sears Tower, Chicago.

dimanche 26 juillet 2009

Angst

"Je suis devenue son tu.
Tu demandais: Rien n'arrivera ? Qu'est-ce qui pourrait arriver ? Que crains-tu ? Comment aurais-tu osé dire le nom de la crainte ? Un jour aventuré, lui poser la question à lui. Avec le sentiment soudain que ce n'est pas la tienne, être précipitée à sa place. Et toi, oh toi, est-ce que je te comprends ? Malheureusement qu'as-tu fait ? Je ne l'ai pas prémédité ! Est-ce que Dieu peut se sentir compris ? Je n'y avais pas pensé. La question m'a jetée dans la poussière. Comme si l'enfant pouvait porter sa mère dans son sein !
Il n'était pas un dieu, mais il était incompréhensible comme la Présence dévorante de celui qui l'est."
H. Cixous, "Angst", Ed. des femmes, 1977. and the Public Library -

jeudi 23 juillet 2009

By night

"Un livre pourra t'agir. Une métaphore t'emporter.
Où ? Sur son dos, dans la montagne, jusqu'à la crête, dans la nuit, entre l'absence et le silence. Le temps d'un battement de coeur, pas deux. Ton âme de lecture, nourrie de jeûne et de pain de papier qui met la vie à la bouche, tu pourras te dire : La chose qui est pour moi comme l'amie de mon coeur n'est pas la mère. Elle n'est pas séparée. Elle n'est pas le corps placé trop loin de mes lèvres. Elle est tout près de moi, elle est dans le livre, elle n'est pas dans la mer, ni non plus au delà des mers, non, elle est sous mes yeux, et dans ma bouche ... Il n'y a pas beaucoup de livres qui sont pour toi comme l'amour. Et pour ma part il n'y en aurai pas plus que trois.
... Mes trois livres plus de cent fois lus et relus pendant sept années, chaque page remâchée, chaque phrase sue par le coeur de chacun de mes corps de patience, quand mes livres exténués, usés jusqu'au point final par mon avidité, s'éfflanquent, leurs seins épuisés par les lèvres de mes âmes, plus une lettre à sucer, chaque rayon de sens devenu l'ombre de lui-même, plus une surprise à en tirer, la mer a mangé ses poissons, les terres se sont retournées en sable et en sel, enfin enfin, plus de ressources, plus un gramme de papier d'où se faire semblant d'être, enfin, enfin, plus la moindre lettre à s'envoyer, plus de destinataire, plus d'adresse en ce monde?"
H.Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des Femmes, 1978. and the Antico Caffe' Greco .

mardi 21 juillet 2009

Outdoor

Cher Monsieur,
Après avoir enfin trouvé ici un peu de repos, je me souviens que je vous dois tous mes remerciements pour le beau livre° que j'y ai trouvé et que j'ai encore lu dans la bousculade des deux premières semaines, et lu avec un plaisir immense, car sinon je n'éprouverais pas le besoin de vous écrire à ce propos. La perfection de l'intuition associée à la maitrise de l'expression laissent le sentiment d'une rare satisfaction. Ce qui m'a surtout intéressé, ce sont les procédés d'accumulation et d'intensification grâce auxquels votre phrase s'approche toujours plus près et comme à tâtons de l'être le plus intime de ce que vous décrivez. C'est comme l'accumulation des symboles dans le rêve, qui laissent transparaître de plus en plus nettement ce qui est voilé.
S'il m'était permis de mesurer votre présentation à l'aune la plus sévère, je dirais que vous êtes venu entièrment à bout de Balzac et de Dickens. Mais ceci n'est pas trop difficile, ce sont des types simples, carrés. En revanche, avec ce Russe embrouillé, cela ne pouvait pas se passer de façon aussi satisfaisante. Là on sent des manques, ainsi que des enigmes qui n'ont pas été résolues. Permettez moi de vous soumetre quelques matériaux à ce propos, tout comme ils se présentent à mon point de vue d'amateur. La psychopathologie, dans laquelle Dostoïevski reste immergé, peut aussi avoir ici un temps d'avance." S. Freud à S. Zweig, Correspondance, 19. 10. 1920, Vienne. and Balzac, at the Musee Rodin Paris France
...
° Drei Meister (Trois Maîtres), Balzac-Dickens-Dostoïevski, parait à Leipzig en 1920. L'exemplaire de la bibliothèque privée de Freud à Londres porte la dédicace : "A Monsieur le Professeur Sigmund Freud, au Grand Guide dans l'inconscient, avec l'admiration toujours renouvelée, Stefan Zweig, Salzbourg 1920."

vendredi 17 juillet 2009

Outdo

"Au début du siècle, porter un jugement sur Freud n'était pas chose aisée :
il n'était pas un écrivain, et pourtant il en avait tous les dons; il n'était pas un scientifique, et pourtant il n'aurait renoncé pour rien au monde à son identité médicale; il n'était pas un universitaire, et pourtant il était prêt à mendier la condidération des Herren Professoren qu'il méprisait par ailleurs; il n'était pas un philosophe, et pourtant il n'était pas concevable d'ignorer sa pensée. Il explorait un continent nouveau, l'inconscient, avec l'âme d'un aventurier, d'un "conquistador" , et on prétendait le juger selon des critères traditionnels. "
Roland Jaccard, Préface des "Correspondance S.Freud - S.Zweig", Ed. S.Fischer Verlag GmbH, 1987. trad.fr. Ed. Payot, 1995. and statue of Colisseum, Roma.

mercredi 15 juillet 2009

Delivery

" Qui aimes-tu ?
Je vois un visage de femme dont les yeux me font pleurer, j'ai déjà aimé cette femme, des yeux tristes gais m'ont déjà fait pleurer. Je me vois à la fin de la dixième année regarder cette femme accoucher, ses yeux d'avenir et de passé, criant, riant, dans cette scène où je l'apppelais Anna, je me vois debout en pleurs devant son corps qui se déchirait de rires, la chair se répandait, tu es priée de ne pas l'approcher, mes mains coupées, ses yeux clairs noyés, femme ouverte fermée tuée vivante égarée. Dans cette scène je n'avais ni mains ni lèvres, ni voix, ni corps, ni ombre, ni nom, ni lieu, je n'y étais pas; mais j'avais tout l'amour. Je vois les yeux qui font trembler ma terre, mes murs tomber en poussière, mes mères-lois devenir étrangères, mes corps-filles se dissocier jusqu'au dernier grain de peau.
J'entends la voix qui fait naître une femme d'entre les mortes, jaillir une voix d'entre mes silences, dire mon nom." Helène Cixous, 1978. and Rodin Sculpture .

mardi 14 juillet 2009

Beauty

"Donnée la vie, heureusement à perdre immédiatement, sitôt donnée, déjà perdue, bonheur, souvenue !
Je saurais: Elle va passer. Je croirais: Elle va partir. Elle ne t'aura pas embrassée. Te regarder étendue sur le sol, regarder son visage bleunuit, le ciel est toujours le même, tu l'appelles : ma beauté. Ne dis pas ma. Ne dis pas mon. Regarde sa face. Tu ne la vois pas, elle est trop là, trop loin, toi trop séparée de toi trop près d'elle. Mais tu vois le voile, la douceur. Le coeur s'arrête. Pendant qu'elle s'étend au dessus de toi, sa cape de bleumer, si c'était le rêve d'une fiancée bédouine, son sourire signifierait: nulle autre que moi ne t'embrassera jamais, ton sourire signifie: je n'oublierai jamais d'autre mère que toi. Pour que tu me rappelles. T'embrasser. La bouche sur ta bouche. Embrassée? Lèvres fermées, ferme les yeux, où es-tu ? Tu avais dit : je veux. Tu voulais dire : je veux la bouche. Tu as dit: je veux, tout ce qui n'est pas permis. Ce n'est pas permis, mais tu peux vouloir."
Helène Cixous, Préparatifs de noces au delà de l'abîme, Ed. des femmes, 1978. and Works of Camille Claudel , L'Implorante.

dimanche 12 juillet 2009

Nightcap

"Cela commence au déclin du soleil, vers six heures, et dure jusqu'à l'aube du lendemain.
Mon père et ma mère sont couchés dans leur lit de sangles, sous la moustiquaire, ils écoutent battre les tambours, selon un rythme continu qui tressaille à peine, comme un coeur qui s'emballe. Ils sont amoureux. L'Afrique à la fois sauvage et très humaine est leur nuit de noces. Tout le jour le soleil a brûlé leur corps, ils sont pleins d'une force électrique incomparable. J'imagine qu'ils font l'amour, cette nuit là, au rythme des tambours qui vibrent sous la terre, serrés dans l'obscurité, leur peau trempée de sueur, à l'intérieur de la case de terre et de branches qui n'est pas plus grande qu'un abri à poules.
Puis ils s'endorment à l'aube, dans le soufle froid du matin qui fait onduler le rideau de la moustiquaire, enlacés, sans plus entendre le rythme fatigué des derniers tam-tams." Jean Marie Gustave Le Clezio, L'Africain. and CAMILLE CLAUDEL * Artiste Sculpteur

samedi 11 juillet 2009

Free book

" Et maintenant je vais vous raconter l'histoire de ce livre, l'un des plus discutés que j'ai écrits. Ce fut durant longtemps un secret, durant longtemps mon nom n'apparut pas sur sa couverture, comme si je le reniais ou comme si lui-même n'avait pas su qui était son père. De même qu'il existe des enfants naturels, des enfants de l'amour naturel, Les Vers du Capitaine était un livre naturel. Les poèmes qui le constituent furent écrits ici et là et jalonnent mon exil en Europe. Ils furent publiés anonymement à Naples, en 1952 ... Plus tard le livre, même sans nom et sans prénom, se fit homme, un homme naturel et courageux. Il se fraya un chemin dans la vie et je dus, finalement, le reconnaître. Aujourd'hui, dans tous les ports, entendez dans les librairies et les bibliothèques, "les vers du capitaine" circulent signés du nom de leur vrai et authentique capitaine." Pablo Neruda, "J'avoue que j'ai vécu", Début et fin de l'exil, 1974. trad. Gallimard, 1975. and Rodin Sculpture

vendredi 10 juillet 2009

Africa

" Tout être humain est le résultat d'un père et d'une mère.
On peut ne pas les reconnaître, ne pas les aimer, on peut douter d'eux. Mais ils sont là, avec leur visage, leurs attitudes, leurs manières et leurs manies, leurs illusions, leurs espoirs, la forme de leurs mains et de leurs doigts de pied, la couleur de leurs yeux et de leurs cheveux, leur façon de parler, leurs pensées, probablement l'âge de leur mort, tout cela est passé en nous.
J'ai longtemps rêvé que ma mère était noire. Je m'étais inventé une histoire, un passé, pour fuir la réalité à mon retour d'Afrique, dans ce pays, dans cette ville où je ne connaissais personne, où j'étais devenu un étranger. Puis j'ai découvert, lorsque mon père, à l'âge de la retraite est venu revivre avec nous en France, que c'était lui l'Africain. Cela a été difficile à admetre. Il m'a fallu retourner en arrière, recommencer, essayer de comprendre. En souvenir de cela, j'ai écrit ce petit livre."
JMG Le Clezio, L'Africain, Folio, Paris, 2005.

dimanche 5 juillet 2009

Pina

"Elle a fait naître une forme de théâtre un peu hybride, très physique et très engagé.
Des compagnies lui doivent beaucoup. Le nouveau cirque aussi. On a aussi vu de nombreux clonages de spectacles de Pina Bausch . Il y a donc eu le meilleur et le pire. Quelles images la danse de Pina Bausch vous laisse-t-elle ?
" The Man I love (Gershwin)
" dans la langue des sourds-muets. Des gens qui serpentent, à la queue leu leu, avec leurs mains qui volent, comme des oiseaux. La danseuse française, presque nue, avec son accordéon sur le ventre, au milieu d'un champ d'oeillets: nelken oeillets dominique mercy . Des filles épinglées contre les murs ... C'est sans fin. Je sens aussi les odeurs : celle du gazon dans Kontakthof mit Damen und Herren ; fraîcheur de l'eau de la fontaine de Roma ; les bougies sur les bras des garçons de Palermo ; la pierre qu'on jette en l'air et qui vous retombe sur la tête, je ne sais plus où ; Jan, le Tchèque qui ne dansait plus, et faisait des interventions dans les spectacles. Et puis, il y a Pina dans café muller , avec ses cheveux qui tombent, son abandon. On dirait une sainte laïque, et on revoit en elle la petite fille qu'elle était, jouant sous les tables du café de ses parents."
Georges Lavaudant, metteur en scène et directeur du Théâtre de l'Odéon de 1996 à 2007, in LE MONDE / 01.07.09. and PINA BAUSCH - LE SACRE - Musique

samedi 4 juillet 2009

Wall

"La mer est belle, au crépuscule. L'eau, la terre, le ciel se mélangent. Il y a une brume qui traîne et cache l'horizon, imperceptiblement. Et le silence, malgré le mouvement des auto, malgré les pas des habitants. Tout est calme sur la digue, là où Esther est assise. Elle regarde devant elle, presque sans cibler. Il y a plusieurs jours qu'elle vient à cet endroit, quand le soleil décline, pour regarder la mer. Ce soir c'est la dernière fois ...
Chaque soir, à la même heure, les pêcheurs viennent s'installer. La mer est entrée en elle, avec son ressassement, les éclats de la lumière réfractée. C'est l'heure où tout bascule, où tout se transforme. Il y a si longtemps qu'elle n'a pas connu une telle paix, une telle dérive. Elle se souvient ...
C'était la radio des Americains, en Sicile, à Tanger, la musique de jazz trouait la nuit par bouffées, comme aujourd'hui, on allait on ne savait où, perdus dans l'espace. Cela s'éloignait, revenait, la voix puissante, rauque, Billie Holiday qui chantait Solitude et Sophisticated Lady ... Jealous Heart. Esther se souvient de l'air, elle le chantait à voix basse, quand elle marchait dans la rue."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Gallimard, Paris, 1992. and Billie Holiday, in the nice port

jeudi 2 juillet 2009

Of course

"Le coeur battant j'ai continué à monter à travers les hautes herbes. C'était la fin de l'été comme il y a quarante ans, je m'en souviens très bien: le ciel immense, bleu, comme si on voyait le fond de l'espace. L'odeur des herbes brulées, les bruits stridents des criquets. Au dessus des vallées sombres, les milans qui tournoyaient en poussant leurs gémissements. J'ai le coeur qui bat parce que je vais vers la vérité. Tout cela est encore là, je n'ai pas oublié, c'était hier, quand nous marchions, ma mère et moi, sur le chemin de pierres aigues, vers le fond de la vallée, vers l'Italie, à travers les nuages d'orage ...
La sueur coule sur mon visage, dans mon dos, tandis que je marche le long du sentier, vers le haut de la pente d'herbes. Maintenant je suis dans une prairie immense qui va jusqu'aux rochers des sommets. Je suis si haut que je n'aperçois plus le fond de la vallée. Le soleil est redescendu sur les montagnes bleues, sur l'autre versant. Les nuages sont gonflés, magnifiques, j'entends quelque part le grondement du tonnerre ...
Dans la vallée, l'ombre était tiède. La pluie glissait sur la route avec un bruit doux. C'est un camion conduit par un Italien qui m'a ramenée jusqu'à Nice."
JMG Le Clezio, Etoile errante, Galimard, Paris, 1992. and Saint Martin Vésubie , Alpes maritimes.