mardi 29 septembre 2009

White cave

"Dès les premiers jours, il s'était servi de la grotte du centre de l'île pour mettre à l'abri ce qu'il avait de plus précieux ... Pourtant il n'avait jamais entrepris l'exploration du fond de la grotte, et il y pensait parfois avec curiosité ...
Enfin il se décida à se lever et à se diriger vers le fond de la grotte. Il n'eut pas à tâtonner longtemps pour trouver ce qu'il cherchait: l'orifice d'une cheminée verticale et fort étroite. Il fît aussitôt quelques tentatives pour s'y laisser glisser. Les parois du boyau étaient lisses comme de la chair, mais le trou était si étroit qu'il y demeurait prisonnier à mi-corps. Alors il eut l'idée d'enlever tous ses vêtements et de se frotter tout le corps avec le lait caillé qui restait au fond du pichet. Puis il plongea tête la première dans le goulot, et cette fois, il glissa lentement mais régulièrement, comme une grenouille dans le gosier du serpent qui l'avale. Il arriva mollement dans une sorte de niche tiède dont le fond avait exactement la forme de son corps accroupi. Il s'y installa recroquevillé sur lui-même, les genoux remontés au menton, les mollets croisés, les mains posées sur les pieds. Il était si bien ainsi qu'il s'endormit aussitôt. Quand il se réveilla, quelle surprise ! L'obscurité était devenue blanche autour de lui ! Il n'y voyait toujours rien, mais il était plongé dans du blanc et non plus dans du noir! Et le trou où il était ainsi tapi était si doux, si tiède, si blanc qu'il ne pouvait s'empêcher de penser à sa mère."
Michel Tournier, Vendredi ou la vie sauvage, Ed. Gallimard Jeunesse, 1977-2007. and Monastère de Cimiez (Cimiez Convent) in Nice -

lundi 28 septembre 2009

Robinson

"Il avait enlevé ses vêtements, et il s'était laissé glisser dans la boue fraîche, en ne laissant passer à la surface que son nez, ses yeux et sa Justifierbouche. Il passait des journées entières, couché ainsi au milieu des lentilles d'eau, des nénuphars et des oeufs de grenouilles. Les gaz qui se dégageaient de l'eau croupie lui troublaient l'esprit.

Parfois il se croyait encore dans sa famille à York, il entendait les voix de sa femme et de ses enfants. Ou bien il s'imaginait être un petit bébé dans un berceau, et il prenait les arbres que le vent agitait au-dessus de sa tête pour des grandes personnes penchées sur lui. Quand il s'arrachait le soir à sa boue tiède, la tête lui tournait. Il ne pouvait plus marcher qu'à quattres pattes, et il mangait n'importe quoi le nez au sol ... Un jour qu'il bouffait une touffe de cresson dans une mare, il crut entendre de la musique. C'était comme une symphonie du ciel, des voix d'anges accompagnées par des accords de harpe. Robinson pensa qu'il était mort et qu'il entendait la musique du paradis. Mais en levant les yeux il vit pointer une voile blanche à l'est de l'horizon." Michel Tournier, Vendredi ou Les limbes du Pacifique, Ed. Flammarion, 1971. and Niki de Saint Phalle, Introspections and ... Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain - Nice, 13.09.09.

jeudi 10 septembre 2009

Poem

" Et cela éclata soudain, éclair déchirant l'obscurité du souvenir: c'était bien des paroles, un poème qu'un soir elle lui avait lu dans sa chambre. Un poème, un poème ... il en connaissait chaque mot, et, comme apportés par un vent brûlant, ils étaient tout d'un coup sur ses lèvres, il entendit, à une décennie de distance, prononcés par sa voix à elle, ces vers oubliés d'un poème étranger :
"Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres cherchent le passé" ...
N'étaient-ils pas eux-même ces ombres qui cherchaient leur passé et adressaient de sourdes questions à un autrefois qui n'existait plus, des ombres, des ombres qui voulaient devenir vivantes et n'y parvenaient plus, car ni elle ni lui n'étaient plus les mêmes et ils se cherchaient pourtant, en vain, se fuyant et s'immobilisant, efforts sans consistance et sans vigueur, comme ces noirs fantômes, devant eux ?"
S. Zweig, 1929, End Le voyage dans le passé, tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and André Derain (1880-1954) ?, Art Institute of Chicago, USA.

mercredi 9 septembre 2009

Shadow

"Ils gravirent les hauteurs en silence. En contrebas, les maisons faiblement éclaitées s'estompaient déjà; depuis le crépuscule de la vallée, la courbe du fleuve s'étirait, toujours plus lumineuse, tandis qu'en haut, les arbres embaumaient et que l'obscurité s'abattait sur eux. Ils ne croisaient personne, seules leurs ombres glissaient en silence devant eux. Et chaque fois qu'un réverbère éclairait leurs silhouettes à l'oblique, leurs ombres se mêlaient comme si elles s'embrassaient; elles s'allongeaient, comme aspirées l'une vers l'autre, deux corps formant une même silhouette, se détachaient encore, pour s'étreindre à nouveau, tandis qu'eux-mêmes marchaient, las et distants. Il regardait comme en exil ce jeu étrange, la fuite suivie d'une étreinte sitôt défaite de ces silhouettes sans âme, de ces corps ombreux, qui n'étaient pourtant que le reflet des leurs, il regardait avec une curiosité maladive se dérober et se rejoindre ces figures inconsistantes, et il en oubliait presque celle qui était bien vivante à coté de lui, au profit de son image noire, glissante et fuyante. Il ne pensait à rien de précis et sentait néanmoins confusément que ce jeu cherchait à lui dire quelque chose il ignorait quoi, quelque chose de profondément enfoui en lui, comme une source, et qui jaillissait avec violence maintenant que le souvenir s'y aventurait, brusque et menaçant pour aller y puiser. Mais qu'était-ce donc ?"
Stefan Zweig, 1929, suite in Le voyage dans le passé, trad. fr. Ed. Grasset, 2008. and Egon Schiele, Arbre dans le vent, Leopold Museum, Vienne.

mardi 8 septembre 2009

Slow

"Il ne pouvait s'empêcher de penser sans cesse à ses lèvres, ses lèvres qu'il avait connues d'une autre manière que lors de cette paisible conversation familière. Et il sut tout d'un coup que tout ce bavardage placide n'était que mensonge, qu'il y avait encore dans leur relation quelque chose de refréné et d'irrésolu et que toute cette amitié n'était qu'un masque plaqué sur un visage nerveux, changeant, troublé par l'inquiètude et la passion. Trop longtemps, pendant trop de nuits, autour du feu de camp, là-bas, dans son baraquement, trop d'années, trop de jours, il s'était imaginé autrement ces retrouvailles ... pour que cette façon d'être amis, de bavarder poliment et de refaire connaissance, pût être tout à fait sincère. Comédien, se dit-il, et comédienne, l'un envers l'autre, mais personne ne trompe l'autre pourtant. " Stefan Zweig, 1929, suite in Le voyage dans le passé, tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and Édouard Manet (1832-1883), Le Déjeuner sur l'herbe , in Musée d'Orsay, Paris.

lundi 7 septembre 2009

Over there

"Non il ne fallait pas y penser, juste se laisser emporter par une puissance invisible, abandonné, les membres détendus, en attente de quelque chose de mytérieux. C'était une sorte de veillée nuptiale, suave et sensuelle et à laquelle pourtant se mêlaient aussi obscurément l'angoisse de l'accomplissement, ce frisson mystique qui vous prend, quand, soudain, ce à quoi on a infiniment aspiré devient palpable, s'approche d'un coeur qui n'ose y croire. Non, pour le moment, ne penser à rien, ne rien vouloir, ne rien désirer, juste rester ainsi, entraîné vers l'incertain comme vers un rêve, porté par un flux inconnu, percevant à peine son corps, s'en tenant à un désir sans but, balloté par le destin et en plein accord avec soi-même. Juste rester ainsi, des heures encore, une éternité, dans ce crépuscule prolongé, nimbé de rêves : mais déjà comme une légère appréhension, la perspective d'une fin imminente se profilait. Les étincelle électriques de la vallée voltigeaient comme des lucioles, ça et là, de tous cotés, de plus en plus lumineuses, des réverbères défilaient en une double rangée rectiligne, les rails cliquetaient, et, dans l'obscurité émergeait une coupole de fumée blanche." Stefan Zweig, 1929 (suite), Le voyage dans le passé, tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and Towers of Chicago, America. (the world of yesterday's humanist today )

dimanche 6 septembre 2009

Tempest

"Ce n'est pas lui qui l'avait attiré à lui, ni elle à elle, ils étaient tombés dans les bras l'un de l'autre, comme emportés ensemble par une tempête, l'un avec l'autre, l'un dans l'autre plongeant dans un inconnu sans fond, dans lequel sombrer était un évanouissement à la fois suave et brûlant - un sentiment trop longtemps endigué se déchargea, enflammé par le magnétisme du hasard, en une seule seconde. Et ce n'est que peu à peu, lorsque leurs lèvres collées se décollèrent, qu'encore pris de vertige devant le caractère invraissemblable de l'événement il la regarda dans les yeux d'un éclat inconnu derrière leur tendre obscurité. Et c'est là que s'imposa à lui l'idée que cette femmme, la bien-aimée, avait dû l'aimer depuis longtemps, depuis des semaines, des mois, des années, tendrement silencieuse, ardemment maternelle, avant qu'une telle heure lui ébranlât l'âme. Et c'était cela le caractère incroyable de l'événement, qui l'ennivrait à présent: lui, lui aimé, et aimée d'elle, l'Inaccessible - un ciel se déployait, baigné de lumière et infini, l'irradiant midi de sa vie, mais déjà il s'effondrait dans les secondes qui suivirent, en mille morceaux blessants. Car cette prise de conscience était aussi un adieu."
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, Ed. S. Fischer Verlag in "Winderstand der Wirklichkeit", 1987. tr. fr. Ed. Grasset, 2008. and Oskar Kokoschka (1886 -1980), The Bride of the Wind (1914), Kunstmuseum Basel , Swizzera. (By name The tempest, his self-portrait with Alma Mahler, in USA property).

samedi 5 septembre 2009

Outburst

" Ce fut une explosion violente élémentaire, une douleur physique traumatique, évidente, un ébranlement de tout son être, depuis le sommet du crâne jusqu'au tréfonds du coeur, une déchirure qui illumina tout, comme l'éclair dans le ciel nocturne : et alors dans cette lumière aveuglante, il eût été vain de ne pas reconnaître que chaque nerf, chaque fibre de lui-même s'épanouissait dans un amour pour elle, la bien-aimée. Et à peine eut-il, sans un mot, prononcé le mot magique, qu'avec cette rapidité inexplicable que seul suscite un très grand éffroi, d'innombrables souvenirs et petites associations d'idées s'en vinrent, étincelants, à l'assaut de sa conscience. Et il sut à quel point, depuis des mois déjà, il était fou amoureux d'elle. "
Stefan Zweig, Le voyage dans le passé, Williams Verlag, Zürich and Atrium Press, London, 1976. trad. fr. Ed. Grasset, 2008. and Egon Schiele, Landscape, Leopold Museum, Vienne.

vendredi 4 septembre 2009

Amok two

"La critique ne saura probablement pas apprécier cette oeuvre. Elle n'atteindra pas à la sincérité de l'auteur et déplacera l'accent sur quelque chose d'accessoire, cherchera la "confusion des sentiments" dans la relation amoureuse avec la femme du professeur admiré. Mais la femme est dans ce contexte uniquement un personnage de contraste. Le conflit consiste exclusivement dans le fait que l'adolescent voudrait répondre à l'amour de l'homme, mais ne le peut pas à cause d'un mystérieux interdit intérieur.
Si je compare vos nouvelles avec les oeuvres de l'homme auquel nous devons reconnaître l'émotion la plus profonde causée par l'inconscient refoulé, la différence est à votre avantage. Dostoïevski est un névrosé d'une grande perversité, et l'on observe dans sa production une tentative égoiste pour relâcher, du moins par une satisfaction symbolique, la tension de ses pulsions; cela faisant, il profite de l'occasion pour effrayer le lecteur et le maltraiter. (Au contraire) Votre type est celui de l'observateur de celui qui écoute et lutte de manière bienveillante et avec tendresse, afin d'avancer dans la compréhension de l'inquiétante immensité. Vous n'êtes pas vous même violent.
Au lieu de vous demander pardon pour ce petit morceau de vivisection, je vous remercie et vous salue cordialement." Berggasse 19, Vienne IX°, 4 sept. 1926.
S. Freud, Correspondance avec S. Zweig, à propos de sa nouvelle "La confusion des sentiments", in "Verwirrung der Gefühle" avec "Vingtquatre heures de la vie d'une femme" et " Destruction d'un coeur", 1927, Leipzig. and Egon Schiele (1890-1918), Etreinte, Palais du Belvédère, Vienne.

jeudi 3 septembre 2009

Master

" A coté de votre oeuvre intellectuelle, vous exercez encore à merveille un grand art: celui de confondre par votre bonté ! Ce ne sont pas seulement les mots que vous m'avez adressés, mais déjà le fait que vous, qui êtes submergé, talonné par les gens et les problèmes, vous avez pris le temps pendant vos heures de repos de regarder si profondément dans une oeuvre qui pourtant vous doit tant, tout cela me rend réellement confus hier je n'ai pas pu tenir la plume.
Laissez moi pour une fois exprimer clairement ce que je vous dois, ce que beaucoup vous doivent-le courage dans la psychologie. Vous avez ôté leurs inhibitions à d'innombrables personnalités, comme à la littérature de toute une époque. Grâce à vous, nous voyons beaucoup de choses. Grâce à vous, nous disons beaucoup de choses qui, sinon, n'auraient été ni vues, ni dites. Tout ceci n'est pas encore clair aujourd'hui, parce que notre poésie n'est pas encore jugée d'un point de vue historique, ni dans ses rapports de causalité - encore une décennie ou deux, et l'on reconnaîtra où était le lien qui donna tout à coup une autre audace psychologique à Proust en France, à Lawrence et à Joyce en Angleterre, ainsi qu'à quelques Allemands. Ce sera votre nom. Et nous ne renierons jamais ce grand initiateur. Pour moi la psychologie est aujourd'hui la grande passion de ma vie (vous comprendrez cela mieux que personne)". Salzbourg, le 8 sept. 1926.
Stefan Zweig, Correspondance avec S. Freud, 1987, S. Fischer Verlag GmbH. 1991, tad. fr. Ed. Rivages. and Gianlorenzo Bernini , Enea, Anchise ed Ascanio in fuga da Troia, Galleria Borghese - The collections , Roma. and Paolo Conte - Il maestro

mercredi 2 septembre 2009

Passion

"Quand la pulsion de vie se dégage ...
du harcélement des pulsions agressives, un tournant se produit dans l'économie psychique du sujet. C'est un moment hautement émotif et exaltant. Apparaît alors une idée fixe passionnée, une conviction de jalousie ou érotomaniaque. Dans d'autres cas le sujet se sentira affecté parce qu'il se croit mal aimé par un proche. Durant un bref instant l'émotivité submerge la vérité. Il s'agit de ce qu'on désigne habituellement comme des sentiments passionnels; la folie privée prend alors la forme du passionnel (A.Green,1980).
Qu'est-ce que cette irruption passionnelle chez le maniaco-dépressif ? La libido de ces sujets trop peu habitués à conquérir l'espace psychique et à se lier aux représentations, "découvre" par une évolution thérapique, "la saveur" de la vie fantasmatique; elle découvre l'autre, qui lui brûle alors les yeux comme le regard inhabitué au soleil. Par un mouvement défensif, le sujet cherche l'effet mégalomaniaque qui va désavouer l'objet. Et il ne peut plus le retrouver. Il cherche la désorganisation. Mais sa pensée est cohérente. Il cherche à faire le fou. Mais il n'est plus crédible. Il préfère se réfugier dans le passé. Il veut écarter la passion qui brûle en lui, mais il ne peut pas. Cette passion est la réponse à l'installation d'un transfert objectal." Alberto Eiguer , Le pervers narcissique et son complice , Dunod, 1996. and Lucrecia Borgia (1480 - 1519)