vendredi 26 février 2010

Injury

"Mais en moi se formait une volonté de fer. Toute ma pensée et tous mes efforts étaient tendus vers un seul but : revenir à Vienne, revenir près de toi. Et je réussis à imposer ma volonté, si insensée, si incompréhensible pût-elle paraître aux autres ... Est-il besoin de dire où me conduisirent d'abord mes premiers pas, lorsque par un soir brumeux d'automne enfin ! enfin ! j'arrivai à Vienne ? ... Tes fenêtres étaient éclairées, mon coeur battait violemment. C'est alors seulement que je retrouvai de la vie dans cette ville, dont jusqu'à ce moment tout le vacarme avait été pour moi si étranger, si vide de sens; c'est alors seulement que je me repris à vivre, en me sentant près de toi, mon rêve éternel ...
Et enfin un soir tu me remarquas. Je t'avais vu venir de loin, et je concentrai toute ma volonté pour ne pas m'écarter de ton chemin ...

Tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais: jamais tu ne m'a reconnue. Comment, ô mon bien-aimé, te décrire la désillusion que j'éprouvai en cette seconde ? Je subissais alors pour la première fois cette fatale douleur de ne pas être reconnue par toi, cette fatale douleur qui m'a suivie toute ma vie et avec laquelle je meurs: rester inconnue, rester toujours inconnue de toi. Comment pourrais-je te la décrire cette désillusion ? ...

Toutes les formes possibles de ta défaveur, de ta froideur, de ton indifférence, je me les étais toutes représentées dans des visions passionnées; mais dans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de mon insignifiance, je n'avais même pas osé envisager cette éventualité, la plus épouvantable de toutes; que tu n'avais même pas porté la moindre attention à mon existence. Aujourd'hui je le comprends, ah ! Tu m'as appris à comprendre bien des choses !" Stefan Zweig, "Lettre d'une inconnue", La cosmopolite, Stock, 2009. trad. from Williams Verlag, Zürich, et Atrium Press, London, 1976. and Musikverein, Wien.

samedi 20 février 2010

Sculptor

"C'est alors que Rodin avait découvert le fondement de son art, pour ainsi dire la cellule première de son univers. C'était la surface, cette surface, d'une autre grandeur, d'une autre tonalité, cette surface bien précise à partir de laquelle tout devait être fait. Dès lors elle devint le matériau de son art, ce pour quoi il se donnait de la peine, et ce pourquoi il veillait et souffrait ...Ce n'était pas de l'orgueil chez lui. Il se rattachait à cette beauté discrète et pesante, qu'il était encore en mesure d'appréhender d'un coup d'oeil, d'appeler et de redresser. L'autre beauté, la grande devait arriver quand tout serait fini, tout comme les animaux arrivent à l'abreuvoir lorsque la nuit a pris fin et que plus rien d'étranger ne hante la forêt.

C'est par cette découverte que commença le travail le plus personnel de Rodin. C'est seulement à partir de ce moment que les concepts habituels de la plastique perdirent pour lui toute leur valeur. Il n'y avait plus ni pose, ni groupe, ni composition. Il y avait seulement une infinité de surfaces vivantes, il n'y avait que la vie, et le moyen d'expression qu'il s'était trouvé, allait précisément à la rencontre de cette vie. Maintenant il s'agissait de se rendre maîre d'elle et de sa plénitude. Rodin empoignait la vie, qui était partout où il portait son regard. Il la saisissait par leurs plus petits endroits, il l'observait, il la suivait. Il l'attendait aux passages où elle hésitait, il la rattrapait là où elle courait et où que ce soit, il la trouvait partout aussi grande, aussi puissante et entraînante. Là aucune partie du corps n'était insignifiante ou négligeable: elle vivait." Rainer Maria Rilke (1902) ,"Auguste Rodin" in Oeuvres Poëtiques Vol. III, Ed. Insel Verlag, 1966. trad. fr., Ed. La part Commune, 2007. and Auguste Rodin (1840-1917), Femme accroupie, Musée Rodin, Paris 7.

mardi 9 février 2010

To remember

" Elle est très occupée par ce qu'elle cherche à revoir. C'est la première fois qu'elle s'absente si fort de moi. Pourtant de temps en temps elle tourne la tête et me sourit comme quelqu'un, il ne faudrait pas que je le croie, qui n'oublie pas.
L'approche diminue, la presse, à la fin elle parle presque tout le temps. Je n'entends pas tout. Je la tiens toujours dans mes bras. Quelqu'un qui vomit, on le tiend tendrement. Je me mets à regarder moi aussi ces lieux indestructibles qui en ce moment deviennent ceux de mon avènement. Voici venue l'heure de mon accès à la mémoire de Lol V. Stein ...
Elle s'endort.
Sa main s'endort avec elle, posée sur le sable. Je joue avec son alliance. Dessous la chair est plus claire, fine, comme celle d'une cicatrice. Elle ne sait rien. J'enlève l'alliance, je la sens, elle n'a pas d'odeur, je la remets. Elle ne sait rien.
Je n'essaie pas de lutter contre la mortelle fadeur de la mémoire de Lol V. Stein. Je dors".
Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1984. and "Hands" ...

lundi 8 février 2010

Darling

"Comme pour la première fois Lol est déjà là sur le quai de la gare, presque seule, les trains des travailleurs sont plus tôt, le vent frais court sous son manteau gris, son ombre est allongée sur la pierre du quai vers celles du matin, elle est mêlée à une lumière verte qui divague et s'accroche partout dans des myriades de petits éclatements aveuglants, s'accroche à ses yeux qui rient, de loin, et viennent à ma rencontre, leur minerai de chair, brille, brille, à découvert. Elle ne se presse pas, le train n'est que dans cinq minutes, elle est un peu décoiffée, sans chapeau, elle a, pour venir, traversé des jardins, et des jardins où rien n'arrête le vent.
De près dans le minerai, je reconnais la joie de tout l'être de Lol V. Stein. Elle baigne dans la joie. Les signes de celle-ci sont éclairés jusqu'à la limite du possible, ils sortent par flots d'elle même toute entière. Il n'y a, strictement, de cette joie qui ne peut se voir, que la cause.
Aussitôt que je l'ai vue dans son manteau gris, dans son uniforme de S. Tahla, elle a été la femme du champ de seigle, derrière l'Hotel des Bois. Celle qui ne l'est pas. Et celle qui l'est dans ce champ et à mes cotés, je les eues toutes deux enfermées en moi.
Le reste je l'ai oublié.
Et durant le voyage cette situation est restée inchangée, elle a été à coté de moi séparée de moi, gouffre et soeur. Puisque je sais, - ais-je jamais su à ce point quelque chose ? - qu'elle m'est inconnaissable, on ne peut pas être plus près d'un être humain que je le suis d'elle, plus près d'elle qu'elle même si constamment envolée de sa vie vivante ...
Nous faisons les cent pas sur le quai de la gare, sans rien dire. Dès que notre regard se rencontre on rit".
Marguerite Duras , Le ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1984. and "En bordure du Mekong, entre Saïgon et le Laos".

dimanche 7 février 2010

Amazing

"Accroché à elle Jacques Hold ne pouvait se séparer de Tatiana Karl. Il lui parla. Tatiana Karl était incertaine de la destination des mots que lui dit Jacques Hold. Sans aucun doute elle ne crut pas qu'ils s'adressaient à elle, ni pour autant à une autre femme, absente ce jour, mais qu'ils exprimaient les besoins de son coeur. Mais pourquoi cette fois-ci plutôt qu'une autre ? Tatiana cherchait dans leur histoire, pourquoi.
- Tatiana tu es ma vie, ma vie, Tatiana.
Les divagations de son amant ce jour-là, Tatiana les écouta tout d'abord dans le plaisir qu'elle aime, d'être dans les bras d'un homme, une femme mal désignée.
- Tatania je t'aime, je t'aime Tatiana.
Tatania acquiesça, consolatrice, maternellement tendre:
- Oui. Je suis là près de toi.
Tout d'abord dans le plaisir qu'elle aime de voir dans quelle liberté on était auprès d'elle puis, tout à coup, interdite, dans l'orient pernicieux des mots:
- Tatiana, ma soeur, Tatania.
Entendre ça ce qu'il dirait si elle n'était pas Tatiana, ah ! douce parole.
- Comment te faire encore plus, Tatania ?
Il devait y avoir une heure que nous étions là tous les trois, qu'elle nous avait vus tour à tour apparaîre dans l'encadrement de la fenêtre, ce miroir qui ne reflétait rien et devant lequel elle devait délicieusement ressentir l'éviction souhaitée de sa personne.
- Peut-être que sans le savoir ... dit Tatania, toi et moi ...
Ce fut le soir enfin.
Jacques Hold recommença encore avec de plus en plus de mal à posséder Tatania Karl. A un moment, il parla continûment à une autre qui ne voyait pas, qui n'entendait pas, et dans l'intimité de laquelle, étrangement il parut se trouver".
Marguerite Duras , Le Ravissement de Lol V. Stein (1964), Gallimard. and Le Titien, Le concert champêtre.

samedi 6 février 2010

Hourly

Vendredi 6 Février 1948
"C'est toujours doux de revenir à Paris pour trouver une douce lettre de vous. Dans le train je savais que je la trouverais et ça me donnait l'illusion que je revenais vers vous ...
Il est 22 heures, j'ai préservé une bonne soirée pour vous et moi. J'ai diné seule, légèrement, et me voilà aux "Deux magots" déserts à pareille heure, chauds, tranquilles et où je bois un cognac, votre lettre sur les genoux. Votre sourire flotte comme une brume à trois mois de distance il se rapproche chaque jour, et chaque jour aussi mon amour pour vous s'approfondit. Vous me rendez très heureuse ...
Dites-moi mon chéri, j'ai imaginé une sorte de pacte, puisque nous sommes tous deux impérieux et que tous deux nous aimons organiser et planifier: divisons les journées en deux, vous organiserez la nuit (il m'est revenu que vous n'y étiez pas mauvais) et je me soumettrai aveuglément, en revanche moi j'organiserai les jours, et vous me suivrez aveuglément. Qu'en pensez-vous ?" Simone de Bauvoir, Lettres à Nelson Algren, Gallimard, 1997. and Le café de Flore (en face des Deux magots), Paris.

vendredi 5 février 2010

If ever

"Eteins mes yeux : je peux te voir
Bouches mes oreilles : je peux t'entendre
Et même sans pieds je peux aller vers toi
Et même sans bouche je peux t'invoquer.
Arraches-moi les bras : je te saisis
Avec mon coeur comme avec une main
Déchires-moi le coeur : et mon cerveau battra
Et même si tu fais de mon cerveau un brasier
Je te porterai dans mon sang."

Rainer Maria Rilke (1875-1926), Le Livre d'heures, Le livre d'images (1899). and Auguste Rodin (1840-1917), L'homme qui marche (1900-1907), Musée Rodin, Paris.

jeudi 4 février 2010

Virtuosity

"Même si dans tous les cas, une rivalité naît entre l'homme et l'artiste quant à savoir comment répartir leurs forces à tous deux, Rainer, lui, pensait que l'objet de son art était Dieu lui-même, ce Dieu qu'exprimait son attitude devant les tréfonds de sa vie, ce qu'il y a de plus anonyme au-delà des limites conscientes du Moi ... On peut même dire que la grandeur de Rainer comme poète, ainsi que le caractère tragique de l'homme qu'il fût, proviennent de ce qu'il ait dû s'exprimer totalement dans la création d'un dieu devenue sans objet. Quelle que fût ou serait la domination exercée sur le croyant par son désir de créer et de s'exprimer, celui-ci ne concerne pourtant pas cet autre élément tout-puissant: le fait que le monde baigne dans Dieu, fait qui, en tant que tel, n'a pas besoin de Rainer. En Rainer, l'absence d'objet n'altérait pas non plus son attitude intérieure, mais sa mission d'artiste, de créateur, elle, devait aller au plus profond, au plus humain de lui-même: là où elle menaçait d'échouer, elle menaçait également cette chose même dont l'objet coïncidait avec celui de sa création.
Voilà aussi ce qui permet de comprendre "l'angoisse" de Rainer comme une fatalité: non pas comme la simple anxiété d'une nature fragile devant les pertes d'objets au cours de la vie, ou comme celle de toutes les véritables natures d'artiste par suite de l'intermittence de leur force créatrice, à laquelle on ne peut commander, mais comme l'angoisse absolue d'être englouti dans le néant où a aussi disparu ce qui, ne faisant pas partie de nous, agit sur nous et sur tout ... "
Lou Andreas Salomé (1931), Avec Rainer, in "Ma vie, esquisse de quelques souvenirs", Puf, 1979. trad. du "Lebensruckblick", Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1968. and Gian Lorenzo Bernino, Le David, Galleria Borghese, Rome.

mercredi 3 février 2010

All the while

"Rainer partagea entièrement la vie très modeste que nous menions à la lisière de la forêt de Schmargendorf, près de Berlin; cette forêt nous menait en quelques minutes en direction de Paulsborn, et nous passions devant des chevreuils familiers qui flairaient les poches de nos manteaux pendant que nous nous promenions pieds nus, ce que mon mari nous avait appris.Dans le petit appartement où la cuisine était, en dehors de la bibliothèque de mon mari, la seule pièce pouvant faire office de salon, il n'était pas rare que Rainer m'assista quand je faisais la cuisine, en particulier quand il y avait son plat préféré, du gruau à la russe ou du bortsch; il perdit complétement ce coté enfant gaté qui le faisait souffrir autrefois des moindres restrictions, et se plaindre du peu d'argent qu'il recevait chaque mois. Vêtu de sa tunique russe bleue avec sa fermeture rouge sur l'épaule, il m'aidait à fendre du bois ou à essueyer la vaisselle, ce qui nous empêchait pas de parler de nos diverses études. Elles avaient trait à maints domaines; mais ce qu'il étudiait avec le plus d'ardeur - lui qui était plongé depuis longtemps dans la littérature russe - c'étaient la langue et la civilisation russes, depuis que nous avions sérieusement l'intention de faire un grand voyage dans ce pays. ... Finalement nous allâmes tous les trois, vers Pâques 1899, à Saint Pétersbourg dans ma famille, et à Moscou; c'est seulement un an plus tard que Rainer et moi parcourûmes la Russie plus à fond."
Lou Andreas Salomé, "Ma vie, esquisse de quelques souvenirs", Puf, 1979. trad. du "Lebensruckblick", Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1968. and Egon Schiele, Quatre arbres.