jeudi 4 février 2010

Virtuosity

"Même si dans tous les cas, une rivalité naît entre l'homme et l'artiste quant à savoir comment répartir leurs forces à tous deux, Rainer, lui, pensait que l'objet de son art était Dieu lui-même, ce Dieu qu'exprimait son attitude devant les tréfonds de sa vie, ce qu'il y a de plus anonyme au-delà des limites conscientes du Moi ... On peut même dire que la grandeur de Rainer comme poète, ainsi que le caractère tragique de l'homme qu'il fût, proviennent de ce qu'il ait dû s'exprimer totalement dans la création d'un dieu devenue sans objet. Quelle que fût ou serait la domination exercée sur le croyant par son désir de créer et de s'exprimer, celui-ci ne concerne pourtant pas cet autre élément tout-puissant: le fait que le monde baigne dans Dieu, fait qui, en tant que tel, n'a pas besoin de Rainer. En Rainer, l'absence d'objet n'altérait pas non plus son attitude intérieure, mais sa mission d'artiste, de créateur, elle, devait aller au plus profond, au plus humain de lui-même: là où elle menaçait d'échouer, elle menaçait également cette chose même dont l'objet coïncidait avec celui de sa création.
Voilà aussi ce qui permet de comprendre "l'angoisse" de Rainer comme une fatalité: non pas comme la simple anxiété d'une nature fragile devant les pertes d'objets au cours de la vie, ou comme celle de toutes les véritables natures d'artiste par suite de l'intermittence de leur force créatrice, à laquelle on ne peut commander, mais comme l'angoisse absolue d'être englouti dans le néant où a aussi disparu ce qui, ne faisant pas partie de nous, agit sur nous et sur tout ... "
Lou Andreas Salomé (1931), Avec Rainer, in "Ma vie, esquisse de quelques souvenirs", Puf, 1979. trad. du "Lebensruckblick", Insel Verlag, Frankfurt am Main, 1968. and Gian Lorenzo Bernino, Le David, Galleria Borghese, Rome.