vendredi 16 juillet 2010

White light

"C'était la lumière qui était belle, la lumière, et les pierres. Comme si elle n'avait jamais connu cela avant, comme s'il n'y avait eu que de l'ombre. La lumière, c'était le nom de la ville qu'elle entendait depuis qu'elle était toute petite, le nom que son père disait le soir, pour qu'elle s'endorme avec. Le nom était devant elle, devant Elisabeth, quand elles marchaient sur le chemin de cailloux, à travers la forêt, pour aller en Italie ...



Le bleu du ciel donnait le vertige. Les rochers brûlaient d'une flamme blanche. La lumièe était si violente que les larmes coulaient de ses yeux. Elle s'asseyait par terre, la tête appuyée sur ses genoux, le col de son manteau relevé jusqu'aux oreilles. C'était là que Jacques Berger l'avait retrouvée, un matin, et après cela, il l'avait accompagnée chaque jour. Peut-être qu'il avait suivi ses traces, ou bien il l'avait épiée de loin, quand elle courait à travers les rues jusqu'à la montagne. Il l'avait appellée par son nom, en criant fort, et elle s'était cachée derrière un buisson. Ensuite quand il était passé, elle était redescendue, jusqu'à un vieux mur. C'est là qu'il l'avait rattrappée. Ils avaient marché au milieu des pins, il la tenait par la main. Quand il l'avait embrassée, elle s'était laissée faire, tournant la tête de côté pour fuir son regard. Jacques parlait des dangers qui étaient partout à cause de la guerre." Jean Marie Gustave Le Clezio (1992), "Etoile errante", Gallimard, Paris. and Sur le chemin de la Liberté, in Le Mercantour, Alpes maritimes.

mardi 13 juillet 2010

Go away

"Maintenant, sûrement, rien de tout cela ne pourrait revenir, car peut-on retrouver ce qu'on a laissé derrière soi en partant ? "Est-ce qu'on retournera ici avec papa, est-ce qu'on s'en va vraiment pour toujours ?" Esther n'avait pas demandé cela, quand après s'être habillée à la hâte, elle avait pris la valise et était sortie de la maison en montant les six marches étroites qui conduisaient jusqu'à la rue. Elles marchaient ensemble dans la rue, vers la place, et Esther n'avait pas osé posé la question. Mais sa mère avait compris; elle avait fait seulement une drôle de grimace, en haussant les épaules, et Esther l'avait vue un peu plus loin qui essuyait ses yeux, son nez, parce qu'elle pleurait. Alors elle s'était mordu la lèvre de toutes ses forces, jusqu'au sang, comme quand elle voulait effacer quelque chose de mal qu'elle avait fait.
Elle n'avait plus regardé personne pour ne pas avoir à lire le malheur dans les yeux, pour qu'on ne sache pas qu'elle y pensait elle aussi. Sur la route de pierres qui montait à travers la forêt, les gens avaient pris leurs distances. Les plus jeunes, les hommes, les jeunes garçons, étaient loin devant, on n'entendait même plus leurs voix quand ils s'interpellaient. Derrière eux s'étirait la longue procession. Bien qu'elles ne marchaient pas vite à cause du poids des valises qui leur brûlait les mains, Esther et sa mère dépassaient d'autres femmes, les vieilles qui trébuchaient sur des cailloux, les femmes qui portaient des bébés dans leurs bras, les vieux Juifs vêtus de leurs caftans trop lourds, appuyés sur des cannes .... Au fur et à mesure qu'elles marchaient, les silouhettes de femmes assises au bord du chemin, devenaient de plus en plus rares. Puis il y eut un moment où Esther et sa mère marchaient complétement seules, sans plus rien entendre que le bruit de leurs propres pas et le fracas doux du ruisseau en contrebas." Le soleil était tout près de la ligne des montagnes, derrière elles. Le ciel était devenu pâle, presque gris et devant elles les nuages lourds étaient massés. Comme elle avait cherché cela depuis un bon moment." Jean Marie Gustave Le Clezio (1992), "Etoile errante", Gallimard, Paris. and Caravaggio (1571-1610), "Taking of Christ".

samedi 10 juillet 2010

Hugely

"Le bruit de l'eau qui coulait emplissait l'étroite vallée, jusqu'au ciel. Il n'y avait personne d'autres qu'eux, ici, il étaient comme seuls au monde. Pourla première fois de sa vie, Tristan ressentait la liberté. Cela faisait vibrer tout son corps, comme si, d'un seul coup, le reste du monde avait disparu et qu'il ne restait que ce rocher sombre, une espèce d'ilôt au-dessus de la sauvagerie du torrent. Tristan ne pensait plus .....Sur le rocher lisse, Esther était appuyée en arrière, les yeux fermés. Tristan la regardait, sans oser s'approcher, sans oser poser ses lèvres sur les épaules qui brillaient, pour goûter à l'eau des gouttes encore accrochées à la peau. Il pouvait oublier le regard âpre des garçons, les paroles médisantes des filles sur la place, quand elles parlaient de Rachel. Tristan sentait son coeur battre très fort dans sa poitrine, il sentait le rayonnement de la chaleur de son sang, toute cette lumière du soleil qui était entrée dans les rochers noirs et qui irradiait leurs corps. Tristan a pris la main d'Esther, et tout à coup, sans comprendre comment il osait, il a posé ses lèvres sur celles de la jeune fille. Esther a d'abord tourné son visage, puis soudain, avec une violence incroyable, elle l'a embrassé sur la bouche. C'était la première fois qu'elle faisait cela, elle fermait les yeux et elle l'embrassait, comme si elle captait son souffle et éteignait ses paroles, comme si la peur qu'elle ressentait devait disparaître dans cette étreinte, qu'il n'y aurait plus rien avant ni après, seulement cette sensation à la fois très douce et brûlante, le goût de leurs salives qui se mêlaient, et le contact de leurs langues, le bruit de leurs dents qui se heurtaient, leur souffle coupé, les battements de leur coeur. Il y avait un tourbillon de lumière. L'eau froide et la lumière enivraient, presque jusqu'à la nausée. Esther a repoussé le visage de Tristan avec ses mains, elle s'est allongée sur la roche, les yeux fermés. Elle a dit:"Tu ne m'abandonneras jamais ?" Sa voix était rauque et pleine de souffrance." Jean Marie Gustave Le Clezio (1992), "Etoile errante", Gallimard, Paris. and "Eaux courantes" au Massif du Grand Paradis, Italie.

dimanche 4 juillet 2010

Wandering star

"Ils descendaient jusqu'au torrent, et elle l'entraînait vers la gorge, en sautant de roche en roche. C'était cela qu'elle savait le mieux faire dans sa vie, pensait-elle: courir à travers les rochers, bondir légèrement en calculant son élan, choisir le passage en un quart de seconde. Tristan voulait la suivre, mais Esther était trop rapide pour lui. Elle bondissait si vite que personne n'aurait pu la suivre. Elle sautait sans réfléchir, pieds nus, ses espadrilles à la main, puis elle s'arrêtait pour écouter la respiration haletante du garçon qui n'arrivait pas à la suivre. Quand elle avait remonté très loin le torrent, elle s'arrêtait au bord de l'eau, cachée par un bloc de rocher et elle guettait tous les bruits, les craquements, les vibrations des insectes, qui se mêlaient au fracas du courant. Elle entendait des chiens aboyer très loin, puis la voix de Tristan, qui criait son nom: "Hélène ! Hé-lè-ne ! ..." Ca lui plaisait de ne pas répondre, de rester blottie à l'abri du rocher, parce que c'était comme si elle était maîtresse de sa vie, qu'elle pouvait décider de tout ce qui lui arriverait. C'était un jeu, mais elle n'en parlait à personne. Qui aurait compris cela ? Quand Tristan étai enroué à force de crier, il redescendait le torrent, et Esther pouvait quitter sa cachette. Elle escaladait la pente, jusqu'au sentier, et elle arrivait au cimetière. Là elle faisait de grands gestes et elle criait pour que Tristan la voie. Mais quelques fois elle retournait toute seule au village et elle rentrait chez elle, elle se jetait sur son lit, la figure dans l'oreiller, et elle pleurait. Elle ne savait pas pourquoi."
Jean-Marie-Gustave Le Clézio (1992), "Etoile errante", roman, Ed. Gallimard, Paris. and Montagne alpes maritimes -LE BOREON.