samedi 10 juillet 2010

Hugely

"Le bruit de l'eau qui coulait emplissait l'étroite vallée, jusqu'au ciel. Il n'y avait personne d'autres qu'eux, ici, il étaient comme seuls au monde. Pourla première fois de sa vie, Tristan ressentait la liberté. Cela faisait vibrer tout son corps, comme si, d'un seul coup, le reste du monde avait disparu et qu'il ne restait que ce rocher sombre, une espèce d'ilôt au-dessus de la sauvagerie du torrent. Tristan ne pensait plus .....Sur le rocher lisse, Esther était appuyée en arrière, les yeux fermés. Tristan la regardait, sans oser s'approcher, sans oser poser ses lèvres sur les épaules qui brillaient, pour goûter à l'eau des gouttes encore accrochées à la peau. Il pouvait oublier le regard âpre des garçons, les paroles médisantes des filles sur la place, quand elles parlaient de Rachel. Tristan sentait son coeur battre très fort dans sa poitrine, il sentait le rayonnement de la chaleur de son sang, toute cette lumière du soleil qui était entrée dans les rochers noirs et qui irradiait leurs corps. Tristan a pris la main d'Esther, et tout à coup, sans comprendre comment il osait, il a posé ses lèvres sur celles de la jeune fille. Esther a d'abord tourné son visage, puis soudain, avec une violence incroyable, elle l'a embrassé sur la bouche. C'était la première fois qu'elle faisait cela, elle fermait les yeux et elle l'embrassait, comme si elle captait son souffle et éteignait ses paroles, comme si la peur qu'elle ressentait devait disparaître dans cette étreinte, qu'il n'y aurait plus rien avant ni après, seulement cette sensation à la fois très douce et brûlante, le goût de leurs salives qui se mêlaient, et le contact de leurs langues, le bruit de leurs dents qui se heurtaient, leur souffle coupé, les battements de leur coeur. Il y avait un tourbillon de lumière. L'eau froide et la lumière enivraient, presque jusqu'à la nausée. Esther a repoussé le visage de Tristan avec ses mains, elle s'est allongée sur la roche, les yeux fermés. Elle a dit:"Tu ne m'abandonneras jamais ?" Sa voix était rauque et pleine de souffrance." Jean Marie Gustave Le Clezio (1992), "Etoile errante", Gallimard, Paris. and "Eaux courantes" au Massif du Grand Paradis, Italie.