dimanche 31 octobre 2010

Tombstone

"Nous sommes entrés dans le tombeau. Nous avons poussé la porte de la grille qui l'entoure et sommes entrés. L'intérieur est une pièce sans toit aux murs crénelés, carrelés de vert amande. Le haut des murs est badigeonné à la chaux.
Dans le tombeau, nous avons ressenti tout de suite une émotion. Ici dans l'étroit périmètre des murs, il y a huit pierres debout sur le sol de terre battue, et la forme de huit corps dessinés par des murets de pierres plates fichées dans le sable, comme des sarcophages ouverts. La tombe de Ma et Aïnine à Tiznit ressemble à cette tombe, mais comme un objet moderne peut ressembler à un objet très ancien ...

Il y a un air de recueillement, de gravité, qui vous enveloppe et vous donne froid. Comme à Tiznit, nous sommes dans un lieu chargé d'une force mystérieuse, un lieu de silence, et pourtant chargé de vie, où l'on perçoit un autre langage. Ce sont les pierres.

Les stèles sombres d'un brun foncé tacheté de noir, aiguës, aux bords tranchants, sont enfoncées dans la terre, un peu de biais comme si le vent avait soufflé sur elles pendant des siècles, ou comme si les mouvements de la Terre les avaient serrées dans leur étau.

Ce sont elles qui parlent ici dans l'enceinte du tombeau. Elles règnent. " Jemia et J.M.G. Le Clezio, "Gens des nuages", Ed. Stock, 1997. Ed. Folio Gallimard, Paris. and Cimetière de Gairaut, Nice.

mardi 26 octobre 2010

Sandy

"Je ne suis ni de l'eau ni de l'ouest,


ni de la mer ni de la terre,


je ne suis ni matériel ni éthéré,


ni composé d'aliments


Je n'existe pas


je ne suis une part de ce monde ni d'un autre,


je ne descend ni d'Adam ni d'Eve,


ni d'aucune origine.


Ma place n'a pas de trace, une trace de ce qui n'a pas de trace


ni corps ni âme.


J'appartiens au bien-aimé, j'ai vu les deux mondes réunis en un seul,


le premier, le dernier, celui du dehors celui du dedans,


simples comme le soufle d'un homme qui respire.


Djalâl ad-Dîn Rûmî (Balkh 1207-Konya 1273), Mathnawi, Livre premier.


and Maurice Denis (1870-1943), Les baigneuses.

vendredi 22 octobre 2010

Another world

"Lorsque l'idée d'écrire ensemble un livre s'est matérialisé, il nous est apparu que ce ne pouvait être que ce livre-ci : le compte rendu d'un retour aux origines, vers la vallée de la Saguia el Hamra, la Rivière Rouge, d'où la famille de Jemia est venue.

Jemia connaît depuis toujours son identité. Sa mère faisait à la fois référence à son ethnie saharienne et à sa couleur en lui disant quelle était une Hamraniya, une Peau Rouge en quelque sorte.

Il n'est pas facile de retourner vers un lieu d'origine, particulièrement quand ce lieu est un territoire lointain, entouré par le désert, isolé par des années de guerre, et qu'on ne sait rien sur le sort de ceux qui sont restés, La Saguia et Hamra est une vallée asséchée à l'extrème sud du Maroc, au delà du Draa, au coeur d'un territoire qui a longtemps appartenu à l'Espagne sous le nom de Rio de Oro. Pour y parvenir, il faut franchir des milliers de kilomères, traverser l'Atlas et l'Anti-Atlas, le plateau de la Gadda, jusqu'à la ville sainte de Smara.
Mais la difficulté venait moins de la distance et des risques (nous avions été prévenus que la région, quoique pacifiée, restait dangereuse à cause des mines) que la différence qui séparait Jemia, descendante de la lignée des Aroussiyine, des membres de sa famille restée au désert.

C'est cette distance-là qui était sans doute la plus difficile à franchir. Car c'est une chose de voyager et d'aller au devant de nouveaux horizons, et une tout autre chose que de rencontrer son passé, comme une image inconnue de soi-même". Jemia et J.M.G. Le Clézio, "Gens des nuages ", Stock, 1997. et Folio Gallimard, Paris. and Jean François Millet (1858), "L'Angélus ", Musée d'Orsay, Paris.

mardi 12 octobre 2010

Hiding room

"J'ai regardé les feuilles qu'il tenait fermement entre ses mains. Le grand père avait porté ses doigts à ses tempes comme s'il essayait de reprendre le fil du raisonnement.

- Si toutes les choses qui se trouvent sur l'île disparaissent, que va-t-il se passer ? ai-je murmuré.

Lui et le grand-père sont restés un moment silencieux. J'eus l'impression d'avoir posé une question inopportune. Ils avaient l'air gêné de ce que j'avais murmuré par inadvertance alors qu'ils gardaient le silence, ces mots qui risquaient dès lors qu'ils avaient été prononcés de se réaliser, ce que tout le monde craignait.

- Toute l'île aura beau disparaître, cette chambre secrète restera, vous savez, dit-il après un long silence.

Sans arrière pensée, sans forcer, le ton de sa voix débordait de tendresse. On aurait dit qu'il lisait une inscription gravée sur la pierre d'une stèle.

- Tous les souvenirs ne sont-ils pas conservables dans cette pièce ? L'émeraude, la carte, la photo, l'harmonica, le roman, tout. Ici c'est le marais du fond du coeur. C'est le dernier endroit où échouent les souvenirs." Yoko Ogawa (1994), "Cristallisation secrète", Kodansha Tokyo. trad. fr. Actes Sud, 2009. and Il Cafè Greco, Roma.

vendredi 8 octobre 2010

Secret crystallization

"J'ai baissé la tête, glissé mes doigts à travers mes cheveux. Il s'est penché pour me regarder par en dessous, a posé ses mains sur mes genoux.

- Non ça va aller. Vous croyez sans doute qu'à chaque disparition le souvenir s'efface, mais en réalité ce n'est pas cela. Il est seulement en train de flotter au fond d'une eau où la lumière n'arrive pas. C'est pourquoi il suffit d'aller plonger la main au fond pour arriver peut-être à toucher quelque chose. Que l'on ramène à la lumière. C'est insupportable pour moi de regarder sans rien dire votre coeur s'épuiser. Il a pris mes mains, a réchauffé chacun de mes doigts.

- En continuant à écrire des romans, on peut protéger son coeur ?

- Bien sûr que oui.

Il a hoché la tête.

Son souffle a atteind mes doigts." Yoko Ogawa (1984), "Cristallisation secrète", Ed. Kodanscha Tokyo. trad. fr. Actes Sud, 2009. and The Mediterranée.

lundi 4 octobre 2010

Crystals

"- On peut se souvenir d'une chose merveilleuse, si on la laisse ainsi à l'abri des regards, elle finira par disparaître. Soi-même on est incapable de saisir la vraie nature du souvenir. Il ne reste aucune preuve. Mais est-ce vraiment souhaitable, comme vous le dites de forcer les choses disparues à réapparaître ?
- Oui, a répondu R dans un soupir. Les souvenirs sont terrifiants parce qu'ils sont invisibles pour les yeux. Ils essuient les attaques répétées des disparitions, et même quand c'est trop tard, la personne concernée ne se rend pas compte de leur importance. Regardez ceci.
Il avait pris le paquet de feuilles manuscrites assemblées sur son bureau.
- Elles existent ici sans aucun doute. Un caractère existe dans chaque case. Et c'est vous qui les avez écrits. Votre coeur invisible a fabriqué ce récit visible pour les yeux. Les romans ont peut-être été brulés mais votre coeur n'a pas disparu. Puisque vous êtes là assise à coté de moi. De la même manière que vous m'avez secouru je veux vous secourir à mon tour."
Yoko Ogawa (1994), "Cristallisation secrète", Kodensha Tokyo, trad. fr. Actes Sud, 2009. and The Mekong.