lundi 8 février 2010

Darling

"Comme pour la première fois Lol est déjà là sur le quai de la gare, presque seule, les trains des travailleurs sont plus tôt, le vent frais court sous son manteau gris, son ombre est allongée sur la pierre du quai vers celles du matin, elle est mêlée à une lumière verte qui divague et s'accroche partout dans des myriades de petits éclatements aveuglants, s'accroche à ses yeux qui rient, de loin, et viennent à ma rencontre, leur minerai de chair, brille, brille, à découvert. Elle ne se presse pas, le train n'est que dans cinq minutes, elle est un peu décoiffée, sans chapeau, elle a, pour venir, traversé des jardins, et des jardins où rien n'arrête le vent.
De près dans le minerai, je reconnais la joie de tout l'être de Lol V. Stein. Elle baigne dans la joie. Les signes de celle-ci sont éclairés jusqu'à la limite du possible, ils sortent par flots d'elle même toute entière. Il n'y a, strictement, de cette joie qui ne peut se voir, que la cause.
Aussitôt que je l'ai vue dans son manteau gris, dans son uniforme de S. Tahla, elle a été la femme du champ de seigle, derrière l'Hotel des Bois. Celle qui ne l'est pas. Et celle qui l'est dans ce champ et à mes cotés, je les eues toutes deux enfermées en moi.
Le reste je l'ai oublié.
Et durant le voyage cette situation est restée inchangée, elle a été à coté de moi séparée de moi, gouffre et soeur. Puisque je sais, - ais-je jamais su à ce point quelque chose ? - qu'elle m'est inconnaissable, on ne peut pas être plus près d'un être humain que je le suis d'elle, plus près d'elle qu'elle même si constamment envolée de sa vie vivante ...
Nous faisons les cent pas sur le quai de la gare, sans rien dire. Dès que notre regard se rencontre on rit".
Marguerite Duras , Le ravissement de Lol V. Stein, Gallimard, 1984. and "En bordure du Mekong, entre Saïgon et le Laos".