jeudi 7 juillet 2011

Sweet travel

"Je m'aperçois que, roulant vers Y., ce que je désire le plus ce n'est pas de trouver Y. au terme de mon voyage : je veux que Y. roule vers moi, voilà la réponse dont j'ai besoin, c'est-à-dire que j'ai besoin qu'elle sache que moi je roule vers elle mais dans le même temps j'ai besoin de savoir qu'elle roule vers moi. L'unique pensée qui me réconforte est également celle-là même qui me tourmente le plus : que si Y. roule en direction de A., elle aussi, chaque fois qu'elle verra les phares d'une auto qui roule vers B., se demandera si c'est moi qui roule vers elle, et elle désirera que ce soit moi, et ne pourra jamais en être sûre. Là, maintenant, deux voitures qui vont en sens opposé se sont trouvées pour une seconde flanc contre flanc, une vive lueur a illuminé les gouttes de pluie et le bruit des moteurs s'est fondu comme en un brusque souffle de vent : peut-être était-ce nous, ou si vous voulez il est certain que moi-même j'étais moi, si cela signifie quelque chose, et l'autre ce pouvait être elle, c'est à dire celle dont je voudrais que ce soit elle, son signe à elle où je veux la reconnaître, bien que ce soit précisément le signe même qui me la rend non reconnaissable.Rouler sur l'autoroute est la seule façon qui nous reste, à moi et à elle, pour exprimer ce que nous avons à nous dire, mais nous ne pouvons pas nous le communiquer ni non plus en recevoir communication aussi longtemps que nous roulons. Sans doute je me suis mis au volant pour arriver chez elle le plus vite possible; mais plus j'avance, plus je me rend compte que le moment de mon arrivée ne sera pas la véritable fin de mon voyage. Nos retrouvailles, avec tous les détails inessentiels que comporte une scène de retrouvailles, le minutieux filet de sensations, de significations, de souvenirs qui se déploierait devant moi- la pièce avec le philodendron, la lampe en opaline, les boucles d'oreille- et les choses que je dirais, certaines à coup sûr de travers, ou équivoques, et les choses qu'elle dirait à son tour de manière probablement déplacées ou qui du moins parfois ne seraient pas celles à quoi je m'attendais, et tout le déroulement d'imprévisibles conséquences que chaque geste ou chaque mot comporte, mettraient autour des choses que nous avons à nous dire, ou mieux que que nous voulons nous entendre dire, un nuage parasite tel que la communication déjà difficile, s'en trouverait encore plus dérangée, étranglée, ensevelie comme sous une avalanche de sable." Italo Calvino (1949), L'aventure d'un automobiliste, in "Aventures", trad. fr., Editions du Seuil, 1969. and Hans Hartung.