mercredi 6 juillet 2011

Freestyle

"Alors je nage ! Delia se laissa glisser hors du canot, s'en écarta; elle nageait dans ce lac outerrain et son corps semblait tantôt blanc (comme si cette lumière l'avait dépouillé de toute couleur propre), tantôt du même bleu que la nappe d'eau. Usnelli avait cessé de ramer; de nouveau, il retenait son souffle. Pour lui, l'amour de Delia, ç'avait toujours été cela: s'aventurer dans un monde au-delà de la parole, comme dans le miroir de cette grotte. Du reste, dans tous ces poèmes, il n'avait jamais écrit un vers d'amour: pas un seul. -Approche, fit Delia. En nageant, elle avait retiré le petit bout d'étoffe qui lui recouvrait la poitrine; elle le lança sur le canot. - Une seconde ! Elle défit aussi l'autre morceau de tissu, noué autour de ses hanches, et le tendit à Usnelli. Maintenant, elle était nue. On ne distinguait pas la peau plus claire des seins et des hanches, car il émanait de son corps tout entier une lueur bleutée, de méduse. Delia nageait sur le coté, avec des mouvements indolents, le visage (une expresion figée, un peu ironique, de statue) toujours au ras de l'eau; de temps en temps se dessinait la courbe d'une épaule ou la ligne douce du bras allongé. L'autre bras, avec avec des mouvements de caresse, couvrait et découvrait le sein dressé tendu à la pointe.. Les jambes battaient à peine l'eau, soutenant le ventre lisse que marquait le nombril, ainsi que sur le sable une empreinte légère, et comme l'étoile d'un fruit de mer. Les rayons du soleil, en se réflétant dans l'eau, flottaient autour d'elle, l'habillant et la dénudant tour à tour. De la nage, elle passa à des mouvements comme de danse; arrêtée entre deux eaux, souriant vers lui, Delia allongeait ses bras dans un rotation cajoleuse des épaules et des poignets; ou bien, par une brusque détente du genou, elle faisait jaillir son pied cambré, tel un petit poisson. Usnelli, dans le canot, ouvrait de grands yeux. Ce que la vie lui offrait à cet instant, c'était, il le comprenait bien, quelque chose qui n'est point donné à tous de regarder les yeux grands ouverts, pas plus que le centre aveuglant du soleil. Au coeur de ce soleil, le silence. Ce qui était renfermé en un pareil instant, rien jamais ne saurait le traduire; pas même un souvenir, sans doute." Italo Calvino (1949), L'aventure d'un poète, in "Aventures", trad. fr., Ed. du Seuil, 1969. and Claude Monet, Les nympheas.