mardi 4 septembre 2012

Pietra liscia

"J'ai senti cela dès que je suis arrivé dans l'île: c'était le vent violent, peut-être, qui chassait les nuages pareils à de la fumée d'incendie sur les cimes des montagnes. Ou le bleu de la mer, intense, éclairé par le soleil, les sombres courants qui viennent à travers la passe, les plateaux noirs du corail, et les montagnes fauves, les feuilles des vacoas, les aloès, les cactus. Surtout le silence, je crois, silence chargé de lumière et de vent, qui semblait venir de l'autre bout de l'océan, du plus au sud, des régions les plus pures du monde, l'Antarctique, l'Australie, l'Océanie.
Quelque chose que je ne comprenais pas bien et qui m'électrisait, emplissait mon corps et mon esprit, une lumière qui me gonflait, me nourrissait. Je l'ai senti, à chaque moment du jour, jusqu'à l'épuisement. La nuit même, sous le bleu sombre du ciel, les étoiles si sûres, si proches, la lune glissant entre les filaments de nuages. J'ai senti que j'étais dans un lieu exceptionnel, que j'étais arrivé au bout d'un voyage, à l'endroit où je devais depuis toujours venir. Qu'importaient les jours, les heures. Chaque seconde qui passait avait plus de force que celles que j'avais vécues ailleurs, plus de durée. Je savais cela, je l'ai su à l'instant où j'ai marché sur Rodrigues. Alors, je regardais, j'écoutais, je respirais tous mes sens aux aguets. Même s'il n'arrivait rien de ce voyage, il y avait cette lumière, ces rochers noirs, ce ciel, cette mer. Chaque seconde que je passais avec eux m'apportait leur pouvoir, leur science. J'étais avec eux. Un jour tandis que j'avançais seul sur mon ombre, j'ai vu une pierre ronde, une lave couleur de nuit, percée de trous, usée par l'eau et par l'air, et qui brillait au soleil d'un éclat sombre. Je l'ai ramassée, je l'ai serrée fort dans ma main. Je ne peux pas dire tout ce que cette pierre m'a fait."
Jean Marie Gustave Le Clezio (1986), Voyage à Rodrigues, Gallimard. and Mer à la Réserve, Nice.