samedi 19 juin 2010

Poetry

"Si j'écris le nom très cher de Rainer Maria Rilke sur cette feuille consacrée à mes jours parisiens, bien qu'il fût un poète allemand, c'est que Paris a été le cadre de nos rencontres les plus fréquentes et les plus heureuses, et que je vois toujours son visage se détachant, comme les portraits anciens, sur le fond de cette ville qu'il a aimée plus qu'aucune autre. Quand je songe aujourd'hui à lui et à ces autres maîtres du Verbe forgé comme par l'Art auguste de l'orfèvre, quand je songe à ces noms vénérés qui ont resplendi sur ma jeunesse comme d'innaccessibles constellations, cette question mélancolique m'assaille irrésistiblement: d'aussi purs poètes, tout entiers dévoués au lyrisme, seront-ils encore possibles dans notre époque de turbulence et de désordre universel ? N'est-ce pas une lignée disparue que je regrette en eux avec amour, une lignée sans postérité immédiate dans nos jours traversés par tous les ouragans du destin ? Ces poètes ne convoitaient rien de la vie extérieure, ni l'assentiment des masses, ni les distinctions honorifiques, ni les dignités, ni le profit; ils n'aspiraient à rien d'autre qu'à enchaîner dans un effort silencieux et pourtant passionné, des strophes parfaites dont chaque vers était pénétré de musique, brillant de couleurs, éclatant d'images. Ils formaient une guilde, un ordre presque monastique au milieu de notre époque bruyante, eux qui s'étaient délibérement détournés du quotidien, eux pour qui rien ne comptait dans l'univers que le chant délicat - et qui pourtant survivait au fracas de l'époque - d'une rime qui s'accorde à une autre, en libérant cet innéfable émoi, plus insensible que la chute d'une feuille au vent, mais qui touche de sa vibration les âmes les plus lointaines." Stephan Sweig (1944), "Le monde d'hier, Souvenirs d'un Européen", trad. Serge Niémetz, Ed. Belfond. and Maurice Denis (1870-1943), Printemps.