lundi 8 décembre 2014

Luce di terra

"Là où l'on retourne écouter le vent comme en son enfance, c'est la patrie. Ce l'est aussi assurément là où l'on a une sépulture à soigner. Maintenant c'est mon tour ayant choisi de vivre au Québec un peu à cause de l'amour que m'en a communiqué ma mère, de revenir au Manitoba pour soigner sa sépulture. Et aussi pour écouter le vent de mon enfance.
Mais bien avant le temps, pour ma mère, des sépultures, avant même le mariage et les enfants, au temps où pour elle l'amour, comme le bel horizon prometteur du Manitoba, lui proposait sans doute les plus séduisants mirages, un homme, parti lui aussi du Québec, immigré aux Etats Unis, s'y étant forgé à travers les emplois les plus divers une expérience vaste comme la vie, un self-made man dirait-on aujourd'hui, maintenant à la veille de rentrer au pays à la frontière du Manitoba, d'étape en étape, cheminait déjà à son insu depuis longtemps vers elle par les mystérieuses voies de la destinée humaine.
Ils se rencontrèrent sans doute à l'occasion d'une de ces veillées de compatriotes toute bruissante de chants, de souvenirs et de conversations roulant sur le Québec. Peut-être, dès cette première soirée mon père, qui était doué d'une belle voix émouvante, charma-t-il la jeune fille en interprétant l'une ou l'autre de ces naïves ballades que je l'ai moi-même beaucoup plus tard entendu chanter : "Il était un petit navire" et "Un canadien errant", douces chansons tristes qu'il rendait avec un accent de sincérité troublante, comme si elles étaient un aveu à peine voilé de son propre déracinement." Gabrielle Roy (1978, 1982) Fragiles lumières de la terre, Ecrits divers, Collection Québec 10/10, Ed. Stanké, Montréal. and Québec city, Canada.